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Rahul Goswami : le patrimoine culturel immatériel dans un monde en pleine mutation

26 Novembre 2015

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Rahul Goswami, dans le Tamil Nadu, Inde.
Rahul Goswami, dans le Tamil Nadu, Inde.
Photo: V. Kermani

Les bosquets sacrés de Pathanamthitta, au sud de l'Inde, sont un lieu de rendez-vous de la tradition et de la modernité. Préservés grâce aux règles et coutumes ancestrales, ils constituent aujourd’hui des havres de la biodiversité. Quand  patrimoine culturel immatériel et volonté politique et sociale se rencontrent, les avantages sont évidents, estime l'expert indien Rahul Goswami

« Les systèmes et pratiques du savoir autochtone, local et traditionnel, y compris la vision qu’ont les populations autochtones de leurs collectivités et de leur environnement, constituent des ressources de première importance pour l’adaptation au changement climatique », reconnaît le Rapport 2014 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Voici une preuve supplémentaire que les sciences de la Terre d'aujourd'hui portent désormais un nouveau regard sur un patrimoine culturel immatériel beaucoup plus ancien, ainsi que sur toutes les formes d’expression, systèmes de connaissances et méthodes de protection ancestrales.

La « vulnérabilité face aux conditions du changement environnemental » et ce qu'on appelle les « limites de l’adaptation environnementale, politique et socioculturelle » suscitent à la fois un grand intérêt et une vive inquiétude pour les auteurs de ce rapport, dans la mesure où tout dépassement de ces limites entraîne de sérieux problèmes pour les communautés et les populations dans leur ensemble. Afin d'éviter de dépasser ces limites, il est impératif de sonner l'alarme le plus rapidement possible. Les communautés locales sont bien placées pour le faire, à condition de bénéficier d'un soutien social et d'une volonté politique. Or, leurs savoirs sont trop souvent ignorés des mécanismes administratifs.

Les scientifiques du GIEC estiment que les savoirs traditionnels n’ont pas été jusqu'ici « pris en compte d’une manière cohérente dans les stratégies d’adaptation existantes. L’intégration de ces formes de savoir aux pratiques existantes augmente l’efficacité des mesures d’adaptation », ajoutent-ils.

Dans les milieux savants, on parle volontiers d’« atténuation » et d’« adaptation » au changement climatique, deux concepts qui n'ont souvent pas d'équivalent dans les langues et les dialectes que parlent les dépositaires du patrimoine culturel immatériel. En revanche, ce que ces derniers savent, c’est que la vitesse et l’envergure des changements actuels dépassent bien souvent leurs capacités à y faire face.

Il faut reconnaître que ces changements ne sont pas dus uniquement au climat et que la dégradation de l’environnement est aussi liée à la surexploitation des ressources naturelles et à l’empiétement urbain et industriel sur des réserves écologiques qui ont perduré jusqu’à ce jour grâce à la prudence avec laquelle nos ancêtres ont utilisé les ressources naturelles.

Selon Vaneet Jishtu, biologiste indien et défenseur de l’environnement, les herbes médicinales utilisées dans les formulations traditionnelles ayurvédiques poussaient en abondance dans la région indienne de l’Himalaya jusqu’au début du 19e siècle. V. Jishtu, qui cultive huit de ces herbes formant la base d’un élixir populaire stimulant l’immunité appelé chyawanprash, constate qu’aujourd’hui leur présence sur les collines a considérablement diminué et que les communautés locales perdent leurs capacités à reconnaître ces plantes à l’état sauvage.

Ces herbes se déplacent vers des altitudes plus clémentes dans les collines sous l’action du changement climatique, mais aussi en raison le l'envahissement de leur habitat par de nouvelles espèces végétales, ainsi que de l’expansion des zones de peuplement humain et de leur surexploitation par les fabricants des médicaments ayurvédiques.

Le potential local

Dans les zones côtières des pays qui bénéficient ou aspirent à des taux de croissance économique élevés, les terres qu’utilisent les communautés de génération en génération sont souvent convoitées par de grands projets de développement urbain et périurbain ou par le secteur industriel.

Ces communautés se composent majoritairement de pêcheurs qui possèdent une connaissance de l’eau est sans égal. Leur patrimoine culturel immatériel comprend des moyens qui leur permettent de vivre en harmonie avec l’océan, en profitant de ses avantages, et en se gardant de ses dangers.

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Pêcheur au Sri Lanka.
Pêcheur au Sri Lanka.
© Ourplace

Ces pêcheurs font également office d’ingénieurs côtiers. La zone comprise entre leurs villages et la mer joue un rôle tampon clé, avec des champs, des murets, des végétations protectrices sur les dunes, mais aussi des dunes de sable, des mangroves sans bord sablonneux, des vasières et des marais où poussent des roseaux. Les habitants des villages côtiers les entretiennent soigneusement et les gèrent selon leurs propres traditions, en formant collectivement une défense côtière qui absorbe les raz de marée cycloniques et les vents puissants.

Prenons l'exemple des Bugis, en Indonésie. Ils ont développés des modes de navigation et de pêche complexes, en même temps que des navires de commerce. Parallèlement, ils ont développé une terminologie côtière très détaillée, capable de distinguer dans le moindre détail la frontière végétalisée qui pousse à l’extrémité des plages, les récifs intérieurs, les récifs recouverts d’algues, les récifs coralliens, la crête récifale, les récifs extérieurs, les bancs de coraux situés à moins de 10 m de profondeur et ceux situés à plus de 10 m de profondeur, etc. Ce vocabulaire atteste de l'importance de tous ces éléments dans la vie quotidienne des populations.

Les capacités des populations à s’adapter aux conditions de vie offertes par leur environnement reposent sur des langues à travers lesquelles émergent des ensembles de connaissances et de savoir, comme le nom de cycles naturels, de préparations médicinales ou agricoles, des qualités de l’eau ou de la séquence de rites spirituels. Cette extraordinaire diversité linguistique doit être protégée.

Il y a deux générations encore, on comptait plus de mots pour dire « forêt » qu’il n’y avait de dialectes en Asie du Sud et du Sud-Est. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? La survie de ces mots est indispensable à la survie de moyens de subsistance durables, à faible empreinte écologique, face au changement climatique.

Savoirs traditionnels au service de la vie moderne

Les solutions locales permettant de résoudre les problèmes à l’aide de méthodes ancrées dans le patrimoine culturel immatériel ou de savoirs traditionnels, peuvent être très utiles dans la gestion moderne des ressources naturelles.

Selon Demetrio do Amaral de Carvalho, de la Fondation Haburas au Timor-Oriental, les connaissances écologiques traditionnelles peuvent améliorer la gestion moderne des ressources côtières et marines, à condition d'être bien comprises. Il explique que les gestionnaires des ressources naturelles doivent se demander pourquoi des connaissances locales données ont été développées d'une certaine manière et s'assurer si les communautés souhaitent vraiment recourir à ces connaissances dans la résolution de certains problèmes. Autrement, avertit-il, leur démarche risque d'aller à l'encontre des valeurs du patrimoine culturel immatériel, et engendrer des conflits au sein des communautés.

Quand les lieux sacrés jouent un rôle profane

Au sud de l'Inde, dans le district de Pathanamthitta (État de Kerala), plusieurs bosquets sacrés sont vénérés par les habitants des villages qui longent la rivière Pamba, dont la source se situe en altitude, dans les Ghâts occidentaux.

Quand les effets du changement climatique se font sentir dans cette région verdoyante et riche en eau - notamment sous l'effet croissant des moussons ou de l’intensification des pluies et des périodes de sécheresse -, les réserves de biodiversité protégées par les communautés s’avèrent d'une valeur inestimable.

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Nilgiri Tahr, Ghâts occidentaux
Nilgiri Tahr, Ghâts occidentaux
© S. Thangaraj Panner Selvam

Elles abritent non seulement des plantes médicinales qui permettent aux populations de traiter leurs maladies, mais aussi des équivalents sauvages d’espèces végétales qui permettent d’améliorer la qualité des variétés cultivées. Elles recèlent aussi d’importantes ressources en eau, sous forme d’étangs ou de cours d’eau, susceptibles d’irriguer les récoltes et notamment les rizières situées en aval dans le Kerala.

« Nous avons conservé dans cette forêt plusieurs zones sacrées et nous appliquons des règles et des coutumes traditionnelles permettant d’assurer la protection du site », explique Kummanam Rajasekhar, activiste social qui a mené avec succès un mouvement public visant à protéger les zones humides du district. « Ces règles interdisent formellement d'abattre les arbres, de collecter un quelconque élément du tapis forestier et de tuer les animaux. Grâce au respect de ces restrictions par de nombreuses générations, nos forêts sacrées constituent aujourd’hui des havres de la biodiversité. »

Une autre connaissance du monde

Vivre avec les effets du changement climatique est un défi tout aussi grand à relever que de faire face aux effets destructeurs de l’extraction des ressources, de la surexploitation de la biodiversité et de la transformation de terres communales en zones urbaines. Les sociétés qui abritent des savoirs traditionnels sont aussi celles qui perçoivent les connaissances d’une manière fondamentalement différente de la norme scientifique : au fil des saisons, chaque membre de la communauté accumule davantage de connaissances sur les insectes, les animaux, les différents types de sols, les conditions météorologiques et bien d'autres éléments naturels, dans le cadre d’une profonde compréhension de notre planète et de la place qu’occupe l’être humain au sein de son environnement.

Dans certains domaines tels que la médecine traditionnelle, la foresterie, la conservation de la biodiversité et la protection des zones humides, les praticiens du patrimoine culturel immatériel observent et interprètent les phénomènes à des échelles beaucoup plus réduites que les scientifiques, et peuvent aussi appuyer leurs observations par des connaissances très approfondies.

Pour le monde scientifique, ces observations constituent des contributions inestimables qui font progresser notre compréhension du changement climatique. Au niveau local, les savoirs autochtones et les pratiques culturelles permettent de gérer les effets du changement climatique pour assurer la survie, faire perdurer les rites et les traditions culturelles et donner un sens à la vie de la population.

Rahul Goswami

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R. Goswami (Inde) est expert en patrimoine culturel immatériel et formateur dans la région Asie-Pacifique. Il travaille également comme consultant du gouvernement pour l'agriculture et le développement durable.

La version intégrale de cet article est diponible dans la revue Patrimoine mondial, n° 77, octobre 2015