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Retour vers le futur, toutes voiles dehors – l'histoire de Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce

03 Décembre 2015

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Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce
© UNESCO/J.Šopova

Du 2 au 6 décembre 2015, la COP21 revêt les couleurs de l’océan, pour sensibiliser le public au rôle majeur de l’océan dans la lutte contre le réchauffement climatique. A cette occasion, nous publions le témoignage vibrant de Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce, navigateur des îles Fidji qui s'est fait le porte-parole des peuples de la mer lors de la conférence consacrée aux peuples autochtones face à changement climatique, qui s'est tenue à l'UNESCO les 26 et 27 novembre 2015.

Je m'appelle Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce. Mon nom vous dit qui je suis et d'où je viens. Je viens d'un petit pays, les îles Fidji, au milieu du plus grand océan du monde, le Pacifique. Je vis dans un petit village, Korova, près de la capitale, Suva. Mais mon peuple est originaire d'une île encore plus petite, Moce (« mo-they »), appartenant au groupe Lau.

Nous sommes un peuple de la mer. Tout au long de notre histoire millénaire, la terre a été notre lieu de repos ; l'océan Pacifique, notre lieu de vie. Il nous a fourni de quoi nous nourrir et nous protéger. Il est le chemin que nous empruntons au quotidien, il est le lieu où nous allons faire notre marché. Aujourd'hui, notre océan n'est plus que l'ombre de lui-même : toujours plus pollué, acidifié, surexploité, réchauffé. Et son niveau ne cesse de monter.

Pendant des milliers d'années, nos parents nous ont appris à respecter et à prendre soin de l'océan. Mais les forces qui l'attaquent et le détruisent aujourd'hui sont hors de notre portée. Nous ne parvenons pas à les contrôler et à les gérer.

Nous sommes un peuple de navigateurs. Nos voiliers étaient les plus grands et les plus rapides au monde, à l’époque où les Européens sont arrivés pour la première fois dans notre océan.

Les drua, une prouesse technologique

Au 18e siècle, le Capitaine Cook notait que le Tu'i Tonga « tournait autour de notre vaisseau comme si nous étions à l'ancre ». Le Tu'i Tonga était un drua construit chez moi, dans les îles Lau. Il était plus grand et trois fois plus rapide que le vaisseau de Cook, il avait un équipage plus nombreux, et était capable de naviguer aussi près du vent qu'un yacht moderne.

Les drua représentaient le sommet de la réussite technologique. Ils étaient construits sans métal. Seuls le bois, l'herbe, les noix, la pierre, les os et la peau de requin étaient utilisés. Un savoir-faire acquis pendant des milliers d'années a permis à nos ancêtres de construire, dans nos îles minuscules, des milliers de ces grandes pièces artisanales et de les « exporter » à travers le Pacifique central. Chaque île avait son propre moyen de transport, alimenté par de l'énergie renouvelable, gratuite et disponible en permanence.

Tous les « explorateurs » européens décrivaient le Pacifique comme un océan jonché de voiliers. Nous étions un peuple mobile.

Malgré les cyclones, les tsunamis et autres catastrophes naturelles courantes dans le Pacifique, nos ancêtres n'ont jamais considéré l'océan comme un obstacle. Ils ne parlaient jamais de vulnérabilité, d'isolement, de reculement : notre drua, notre capacité à naviguer à volonté faisait de nous des peuples connectés. Nous n'étions pas de « petits pays» « insulaires» « en développement ». Nous étions – et le demeurons – de grandes communautés de l'océan. 

Les îles du groupe Lau sont souvent décrites comme de belles îles préservées, voire idylliques, et notre peuple, comme l'un des plus accueillants et conviviaux du monde. Et cela est vrai.

Un bateau à la dérive

Mais la réalité est plus complexe : nos pays du Pacifique sont sur la ligne de front du changement climatique. Nous n’y sommes pour rien, mais nous voici embarqué dans un bateau à la dérive qui nous éloigne lentement de nos côtes et de nos atolls, qui transforme lentement nos océans en bouillies acides remplies de plastiques, qui blanchit lentement nos coraux et détruit nos réserves d'eau et de nourriture. Pour certains d'entre nous, il finira par dévaster entièrement nos maisons, nos pays et de nos cultures. Pour nous tous, il finira par causer des changements d’une ampleur telle, que nos aînés n’auront pas la capacité d’y remédier et nos enfants n’auront pas les moyens de s’y préparer.

Mon village n'a jamais connu de moteur hors-bord. Nous faisons partie de cette poignée de communautés qui naviguent encore sur notre océan. Mes aînés sont les derniers qui savent encore comment construire et maintenir nos voiliers. Mon père a perdu sa vie, quand j'avais trois ans, en naviguant sur l'un des derniers drua entre les îles Lau et Suva.

Ma communauté est un vestige du passé. Nos embarcations sont petites – elles ne sont que l’ombre des drua géants que nos grands-pères et leurs pères construisaient. Nous nous en servons tous les jours pour aller au récif, pêcher et fourrager pour nous approvisionner. Mais nous ne pouvons plus que rêver des grandes flottes que nos chefs envoyaient vers d’autres pays, à l’autre bout du monde qui leur était connu.

Un rêve d'enfant

Alors, que faire ? Nous avons décidé de ne pas subir passivement notre sort. Ces dernières années, nous faisons renaître notre patrimoine maritime et j'ai personnellement eu la chance de naviguer avec une petite flotte à travers le Pacifique.

Nous l’avons déjà parcouru plusieurs fois, d'île en île, et plus récemment, de contient en continent – entre l’Amérique et l’Australie. A chaque escale, nous avons porté un message d’espoir: il n'est pas trop tard pour sortir le monde du coma dans lequel l'ont plongé la surconsommation des biens et la mondialisation auto-induite, et mettre fin à la destruction insensée de notre océan et de notre planète.

Notre culture ancestrale renaît jusque dans les moindres recoins de l'océan – de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée aux archipels de la Polynésie française, en passant par Namdrik dans les îles Marshall  – mais nous savons qu'il ne s'agit que d'un premier pas qui n'est pas en mesure d'arrêter les marrées qui montent.

Pourtant, il est certain que si nous perdons notre culture de navigateurs, nous perdons tout. Il fut un temps où nos embarcations étaient appelées Waqa Tabu (vaisseaux sacrés). Ce sont nos icônes, notre héritage, la définition de ce que nous sommes et de qui nous sommes. Ce sont les symboles d'une époque où nous vivions en harmonie avec les vents et les vagues, où nous étions un grand peuple sur un vaste océan.

Ces bateaux incarnent les liens qui nous unissent à notre passé et qui ne sont pas définitivement coupés. Nous avons peu de ressources, mais nous faisons en sorte que le savoir détenu par nos aînés ne disparaisse pas avec eux, qu'il soit conservé pour les générations futures. Nous construisons de nouvelles embarcations, petites pour l'instant, mais nous nous préparons pour le jour où nos drua sillonneront de nouveau les eaux du Pacifique.

Nous devons commencer par le commencement. La construction du futur s'appuie sur les leçons du passé. Quand nous étions enfants, nos parents nous apprenaient à construire des bakanawa, modèles réduits de drua. Après l'école ou le week-end, nous faisions des courses. J'ai eu la chance d'être parmi les rares enfants de ma génération qui ont grandi en "naviguant" comme nos ancêtres le faisaient pendant des milliers d'années. 

Alors, que puis-je faire de mieux, aujourd'hui, face au changement climatique, sinon construire un drua et voguer vers mon île, toutes voiles dehors.

Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce

 

*  *  *

F. Tikoidelaimakotu Tuimoce, 27 ans, a participé à la conférence Temps d’incertitude et de résilience : les peuples autochtones et les changements climatiques, qui s'est tenue à l'UNESCO les 26 et 27 novembre 2015.

Lisez également, en anglais The Canoe Is the People