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Jacques Attali : Il n'y a pas de liberté sans prévision

15 Décembre 2015

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Jacques Attali, UNESCO, 4.12.2015
Jacques Attali, UNESCO, 4.12.2015

Une civilisation qui réussit est une civilisation qui crée les conditions du devenir soi des générations suivantes, a déclaré Jacques Attali, à l’UNESCO, vendredi 4 décembre 2015, lors d’une intervention publique à l’UNESCO, organisée en marge de la Conférence des Nations Unies sur le climat à Paris (COP21), par l’Université de la Terre. Prévoir est un exercice vital, selon l’économiste, écrivain et conseiller d’Etat honoraire français, qui considère les Etats sans vision à long terme comme des jouets de l’histoire. Il déplore notre incapacité de voir la planète comme un tout et de créer du sens non religieux à l'échelle mondiale. Ci-dessous, une partie de la discussion, animée par le journaliste et chroniqueur français David Abiker.

Les débats de l'Université de la Terre, à l'UNESCO, se déroulent cette année sous le signe de tous les climats. Ma première question concerne l'interdépendance qui peut exister entre les différents climats : politiques, économiques, sociaux… Est-ce que, par exemple, le réchauffement climatique a un impact sur le climat politique, et inversement ?

Montesquieu a déjà presque tout dit à ce sujet. Les modes de vie, les cuisines, les agricultures diffèrent, évidemment, selon le climat dans lequel on vit.

Les différents climats que vous évoquez sont en effet, interdépendants. Nous disposons aujourd'hui de statistiques précises qui montrent que la hausse de la température augmente la probabilité de la violence. La violence est d'autant plus grande qu'il fait chaud. Cette interdépendance est vraie tant dans le court terme que dans le long terme : les périodes de glaciation et de réchauffement ont eu des conséquences considérables sur l'évolution des civilisations.

La Conférence des Nations Unies sur le climat à Paris (COP21) est le résultat de prévisions climatiques et écologiques. Qu'avons-nous fait de ces prévisions? Il semblerait qu'il y a un hiatus entre les prévisions et le passage à l'action.

La COP21 n'est que la COP21. Elle n'est pas plus importante que les précédentes, ni que les suivantes, probablement. Elle se situe dans un long continuum dans lequel une lente prise de conscience a eu lieu de l'interdépendance de la planète.

C'est fascinant de voir comment au moment où l'on assiste par ailleurs à un extraordinaire retour aux populismes, aux nationalismes, à la fermeture des frontières, la prise de conscience que nous vivons tous sur la même planète prend forme. C'est cette grande contradiction entre le local et le global local qui se joue.

On pourrait comparer ce moment de notre histoire à celui d'une vie d'une personne qui recevrait une mauvaise nouvelle d'un médecin. La première réaction serait de dire « pas ça, pas moi! » La deuxième serait d'aller voir un autre médecin. La troisième serait d'attendre très longtemps, pour se rendre compte, au final, que les douleurs augmentent, que les symptômes sont plus évidents et qu'il faut se soigner.

Nous en sommes là, à l’échelle globale. Nous détestons les mauvaises nouvelles, donc, nous détestons prévoir. Et cela n'est pas vrai seulement pour le climat. Prévoir nous met en situation de recevoir une mauvaise nouvelle. Soit celle-ci est définitive, soit elle ne l'est pas, mais elle nous pousse à l'action, et nous n'avons pas envie d'agir.

Les institutions qui sont appelées à faire des prévisions ou de donner des garanties sur l'avenir - entreprises, des Etats, des Organisations internationales - donnent l'impression d'être un peu dépassées. La cause originelle est peut-être dans le fait que la religion n'éclaire plus l'avenir comme elle prétendait le faire au Moyen Age, que les idéologies ne donnent plus les mêmes promesses qu'autrefois. Toutes ces institutions qui prévoyaient sont aujourd'hui fragilisées. Est-ce que c'est aussi votre constat ?

J’estime qu’à l'échelle de la planète il y a, au contraire, un retour considérable du religieux. Il se voit à la fois dans l'évangélisme, dans certaines dimensions de l'islam, mais aussi dans d'autres religions, comme l'hindouisme.

Pourquoi ce retour du religieux ? Eh bien, pas seulement parce que le religieux correspond à la nature humaine et qu'il permet de donner du sens au croyant, mais aussi parce que tout le reste a failli.

Nous n'avons pas été encore capables de créer du sens non religieux à l'échelle de la planète, parce que nous ne pensons pas la planète comme un tout – à cette exception près que le climat nous y incite actuellement –, et parce que nous sommes hantés par l'obsession de l'instant. Le chef d'entreprise est jugé sur le compte de bourse, l'homme politique est jugé sur le dernier sondage.

Toutes les idéologies caricaturales de notre temps sont des idéologies de l'instant. L'idéologie du capitalisme, dans sa forme la plus dominante, qui se manifeste par la publicité, est fondée sur le principe « il n'y a que moi qui compte, maintenant ». Une autre idéologie, ou plutôt une philosophie, dominante et en apparence si différente, le bouddhisme, repose, dans sa forme caricaturale, sur la recherche du bonheur personnel, dans l’indifférence aux autres. La troisième idéologie, qui est en train de s'installer, le populisme, ne dit pas autre chose : « moi d'abord, le reste ne compte pas ».

Trois des idéologies les plus importantes de notre temps font, de façon caricaturale, l'apologie du « moi, maintenant, tout de suite » au détriment du long terme. Elles forment un mélange syncrétique extrêmement dangereux, en imposent la dictature du court terme. Par conséquent, il n'est pas incompréhensible que le long terme devienne une nécessité pour beaucoup d’entre nous. Et comme le seul univers philosophique qui le porte est aujourd’hui l’univers religieux, il y a un retour du religieux. Le religieux donne du sens au long terme.

L’important pour chacun de nous, dans notre vie, c’est de créer des conditions de devenir soi-même. Etre pleinement soi-même, c’est la fonction même de nos vies. Et l’une des dimensions du devenir soi, c'est de créer les conditions du devenir soi des générations suivantes.

Une civilisation qui réussit, est une civilisation qui crée les conditions du devenir soi des générations suivantes.

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Jacques Attali et David Abiker, à l’UNESCO, le 4 décembre 2015, lors du débat « Peut-on prévoir l’avenir ? » organisé par l’Université de la Terre, en marge de la COP21, à Paris.

Venons-en à vos propres prévisions. Beaucoup d’entre elles se sont avérées pertinentes : dans les années 1970, vous aviez prévu la façon dont nous partageons aujourd’hui la musique ; vous aviez également dit que l'énergie de demain ne serait pas le pétrole, mais la communication. Et, en effet, nous sommes dans le siècle du « big data ». Vous êtes-vous déjà trompé ?

Oui, il m’est arrivé de me tromper sur les délais. Dans un livre que j'ai publié dans les années 1980, j'avais annoncé l'arrivée du clonage et des organes artificiels, mais je pensais que cela allait arriver plus vite. Mais la vraie erreur a été d’avoir prévu que le Japon pourrait succéder aux Etats-Unis comme superpuissance. Dans les années 1980, tout était en place pour un tel changement, et je n'ai pas regardé assez clairement les évolutions démographiques au Japon, ni le fait que le pays était fermé à l'égard de l'extérieur. Pourtant cela crevait les yeux, comme étant un vrai obstacle à devenir une superpuissance.

Dans votre dernier livre, Peut-on prévoir l'avenir ?, vous abordez diverses méthodes de prévision, avant d'exposer la vôtre.

Dans ce livre, j'essaie d'abord de montrer qu'il y a beaucoup de méthodes qui ont été employées depuis quelques millénaires et qui ne sont pas sans intérêt, comme l'astrologie, les cartes, certaines méthodes tibétaines, d'autres pratiquées en Afrique… Elles sont toutes liées au jeu du hasard, qui est une sorte de psychanalyse par l'affichage de l'inconscient. Le hasard est une forme de choc qui vous pousse à aller chercher au fond de vous-même la réflexion sur l'avenir.

Je passe ensuite en revue les méthodes des grandes théories que nous connaissons : Marx, Darwin, Auguste Comte, etc.

Puis, j’aborde l'époque dans laquelle nous vivons. Et je constate qu’aujourd'hui, nous ne sommes plus du tout en situation de prévoir : nous sommes prévus. Nous mettons volontairement à disposition de grandes machines toutes les données qui nous concernent. Les machines agrègent ces données et prévoient, suivant des méthodes, fondées sur des structures de comportement, qui deviennent de plus en plus précises. Elles prévoient notre santé, notre consommation…

Nous sommes prédits, comme les machines. Nous allons être réparés, comme des machines, on va prévoir nos pannes… Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Parce que nous avons peur de la mort. C'est cette peur qui dicte tout, jusqu'à donner du sens à l'au-delà de la vie. C'est toujours elle qui nous ramène tous à une idée absurde mais vraie : nous sommes mortels, cette table ne l'est pas. Nous avons l'idée inconsciente que si nous étions un objet, nous serions immortels. Donc, progressivement, nous acceptons d'intégrer dans notre corps des moyens artificiels qui nous réifient. L'histoire humaine est l'histoire d'une lente transformation de l'homme en objet.

J'ai identifié trois formes de prévision dans Peut-on prévoir l'avenir ? : prévoir pour soi et pour sa famille, prévoir pour sa collectivité ou son entreprise, et prévoir pour son Etat et pour sa nation. Est-ce que vous appliquez la même méthode dans tous les cas de figure?

Il n'y a pas de liberté sans prévision. Sur le plan individuel, la liberté consiste non pas simplement à choisir l'objet que l'on va acheter demain ou même son partenaire sentimental, la liberté consiste à essayer de devenir soi : choisir ce qu'on veut être. Echapper au déterminisme qui fait que si vous êtes né à tel endroit et que vous venez de tel milieu, vous devez suivre telle voie. Pour devenir soi, il faut prévoir.

C'est pour cela que j'ai développé une série de méthodes qui m'ont servi dans toutes mes prévisions. Ces méthodes reposent sur un questionnaire. Il s’agit d'essayer de répondre à cinq catégories de questions. Première catégorie : quel est mon état de santé physique? C'est ce que j'appelle la prévision vitale. Le respect de soi est la condition de la prévision. Deuxième catégorie : identifier les personnes de mon entourage et me poser la question sur ce qu'ils vont devenir. Troisième catégorie : m’interroger sur mes projets. Est-ce que j'ai une vision de ce que je veux faire ? Quatrième catégorie : essayer de prévoir comment les gens de mon entourage – amis et ennemis - vont se comporter à mon égard. Cinquième catégorie : faire la liste des événements à peu près certains qui vont m'arriver au cours de la période donnée.

On peut appliquer cette méthode sur la durée d'une journée, d’une semaine, d’un mois, d’une année et plus. Et, pour répondre à votre question, elle peut s'appliquer autant à l'individu, qu'aux entreprises, collectivités ou aux nations.

La prévision est un exercice vital, parce qu'en termes de probabilité, on n'a pas d'espérance de vie supérieure à la période pour laquelle on a des projets.

Si une personne ou une entreprise, une institution, n'a de projets que pour une durée de cinq ans, sa probabilité de vivre au-delà de cinq ans est très faible.  Une nation qui n'a pas une vision de ce qu'elle va être dans 20 ans est un jouet de l'histoire.

Les Quelles sont les nations qui voient le mieux l'avenir, à votre avis ?

Je dirais : Singapour, la République de Corée, la Norvège, les Etats-Unis. Singapour, parce qu'il a l'obsession du long terme, avec comme stratégie principale, l'attraction des investissements étrangers. La Corée du Sud, parce qu'elle a l'obsession de 2060. Elle investit beaucoup, avec un effort très systématique, dans l'éducation et dans les technologies non pas de demain, mais d'après-après-demain. La Norvège, parce que c'est le pays pétrolier qui a le mieux géré son argent et qui n'investit, à l'échelle de la planète, que dans des entreprises durables. Les Etats-Unis, qui sont en apparence le chantre de l'immédiat, ont en réalité, dans le back office, des institutions extrêmement puissantes que ne pensent qu'à long terme. La NASA, par exemple, Boeing ou l'Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA), qui pense les évolutions technologiques à la fois pour les besoins militaires et avec ses retombées civiles. Et puis, les Etats-Unis ont cette confiance dans l'avenir qui fait qu'ils accueillent les étrangers. Un pays qui n'accueille pas les étrangers a du mal à concevoir l'avenir. Dans ce sens, il faut reconnaître la Corée du Sud est un cas particulier.

Vous avez mentionné des entreprises. Google est l'exemple type de l'entreprise dont le discours institutionnel se fait au futur.

Pour moi, une entreprise qui structure son avenir est une entreprise qui est capable de se donner une mission générique indépendamment de sa production. Je donnerai comme exemple le Cirque du Soleil, qui est une entreprise canadienne spécialisée dans le cirque contemporain. Elle s'est donné une mission : distraire par le spectacle vivant, et elle le fait, en réinventant constamment ses produits, en se renouvelant en permanence.

Pour ce qui est de Google, j'ai passé beaucoup de temps avec eux pour essayer de comprendre comment ils fonctionnaient. Enfin, quelqu'un m'a dit, au bout d'une conversation : notre mission, c'est de guider l'humanité.

Cette fonction de prescription, éminemment politique, est à l’opposé de la vision de Facebook qui consiste à mettre les gens en réseaux et les laisser se guider eux-mêmes.

Ce sont deux univers idéologiques très différents. Les deux ont une puissance considérable. Je parierais plus sur Facebook que sur Google. Pourquoi ? Nous entrons dans un monde où nous ne manquerons pas d’énergie, quoi qu’on en dise, où nous ne manquerons pas d’idées, mais de temps. Le modèle de Facebook est un modèle qui valorise le temps passé entre les gens. Et le temps sera la seule chose qui sera rare et qui aura de la valeur.

Regardez l'intégratité de l'entretien

Economiste, écrivain et conseiller d’Etat honoraire français, Jacques Attali est le président fondateur de Positive Planet, ONG qui a pour mission d’aider les femmes et les hommes à créer les conditions d’un monde meilleur pour les générations futures. Il vient de publier Peut-on prévoir l'avenir ? Fayard, 2015

L’Université de la Terre, carrefour de réflexion et de débats, est une initiative de François Lemarchand, Président de la Fondation Nature & Découvertes. Elle a été inaugurée en novembre 2005 à l’UNESCO. Sa 6e édition, les 4 et 5 décembre 2015, était placé sous le thème : faisons changer tous les climats.