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Entretien avec Nouzha Guessous-Idrissi et Saadia Belmir : Regards croisés sur la bioéthique et les droits des femmes
 
dans SHSregards 16
La première préside le Comité international de bioéthique (CIB). La seconde – magistrate et conseillère du ministre de la Justice du Maroc – est la première ressortissante d’un état arabe à avoir été nommée au Comité international contre la torture. Toutes deux militent depuis de longues années pour les droits humains, chacune avec son histoire, ses convictions et sa personnalité. à l’occasion de la célébration de la Journée de la femme 2007, SHSregards donne la parole à deux hautes personnalités marocaines : Nouzha Guessous-Idrissi et Saadia Belmir.
 
Entretien avec Nouzha Guessous-Idrissi et Saadia Belmir : Regards croisés sur la bioéthique et les droits des femmes Pour la 2e fois depuis sa création, le CIB se réunira sur le continent africain en mai 2007. Pensez-vous que les questions de bioéthique intéressent les populations, en particulier dans les pays en développement ?

Nouzha Guessous-Idrissi : En Afrique subsaharienne en particulier, il y a un début de prise de conscience des populations, des gouvernements et des pouvoirs publics, suite à des évènements dramatiques. En 2004, un essai clinique international utilisant un médicament anti-rétro viral contre placebo a été mené au Cameroun, Nigeria et Ghana, dans le mépris total des règles d’éthique, et a eu pour conséquence la contamination par le virus du SIDA de nombreuses femmes. Plus récemment, le déversement des déchets toxiques à Abidjan en août 2006 a soulevé de grandes questions de bioéthique et de responsabilité sociale et élevé les questions de bioéthique au rang de débat public. L’engagement pris par les ministres de la recherche des pays de la CEDEAO à Dakar, en janvier dernier, est un témoignage d’une prise de conscience puisqu’ils se sont engagés à promouvoir la bioéthique dans leurs pays par la mise en place ou la dynamisation des Comités d’éthique existants, et par la promotion de l’éducation et de la sensibilisation à la bioéthique dans l’enseignement et les médias. Au niveau de l’Afrique du Nord, ces questions ne font pas encore l’objet de débats publics sauf entre les professionnels de santé et les chercheurs. Cette insuffisance de sensibilisation et de prise en charge des questions de bioéthique au niveau des pouvoirs publics justifie que l’Afrique et les pays arabes constituent une priorité pour l’UNESCO et le CIB en 2007. La tenue de la session du CIB en Afrique en est l’une des étapes.

Saadia Belmir : Nous sommes en décalage par rapport aux sociétés développées en ce qui concerne la prise de conscience des questions de bioéthique par la population et la société civile. Ces questions ne sont pas à l’ordre du jour. Un handicap existe dans les pays en voie de développement : l’accès à l’information en général, et l’accès au droit en particulier. Il existe un hiatus entre ceux qui pensent, ou mettent en œuvre des décisions, et ceux qui doivent les appliquer et y participer. Les manifestations quotidiennes sont assez édifiantes. Il y a des idées et des stratégies partout dans le monde pour essayer de combler ces lacunes, mais dans les pays en voie de développement, l’action de la société civile est embryonnaire et n’est pas arrivée au stade qui lui permette d’agir efficacement tant au niveau de la décision qu’au niveau de sa mise en œuvre.
Les questions de bioéthique posent un certain nombre de problèmes tant sur le plan moral, religieux que juridique. Dans le monde arabo-musulman, une réflexion se fait actuellement au niveau des Oulémas et des conseils de jurisconsultes pour traiter de ces questions. Il existe cependant des traitements fragmentaires pour telle ou telle question et cela va prendre beaucoup de temps pour que l’on arrive à des solutions pour les législateurs de ces pays. Les professionnels sont déjà interpellés mais la réflexion doit prendre d’autres dimensions et impliquer l’ensemble des intervenants.

N.G-I. : La bioéthique par définition prône un débat pluraliste car elle soulève des questions de société, et donc l’implication de la société au complet dans tout projet de normalisation. Un comité d’éthique doit être composé de professionnels mais également des représentants des cultures, religions et philosophies existantes. L’appréhension de ce débat pluraliste, et ce qu’il peut soulever comme problématique sensible, notamment eu égard à la religion, freine peut-être la promotion de la bioéthique dans les pays arabo-musulmans.

Certains aspects de la bioéthique, notamment les questions liées à la procréation, concernent particulièrement les femmes. Avez-vous l’impression que la réflexion sur la bioéthique – et plus généralement les questions éthiques posées par les progrès des sciences et des techniques – font progresser les droits des femmes ?

S.B. : D’autres dimensions importantes comme l’accès à l’information, à l’éducation, aux prestations nécessaires pour la vie quotidienne et surtout, le respect de la dignité humaine, sont également à prendre en considération. Si les questions ou la réflexion sur la bioéthique vont dans ce sens, elles contribueront nécessairement à faire progresser les droits de l’Homme en général.

N.G-I. : La bioéthique est l’application des principes de droits humains aux sciences de la vie et de la santé, et aux technologies. Parmi les principes fondateurs, aussi bien des droits humains que de la bioéthique, il y a l’autonomie et la primauté de l’intérêt de la personne, abstraction de toute considération de race, sexe ou de toute caractéristique biologique, sociale, culturelle ou économique. C’est à la lumière de ces principes que se fait l’évaluation des progrès des sciences et des technologies et de leurs applications. Par exemple, en matière de procréation médicalement assistée, des techniques de diagnostic prénatal et préimplantatoire ont été développées pour apporter des solutions aux couples infertiles, ou qui sont à risque de donner naissance à un enfant atteint de maladie génétique. Or, on a constaté dans certains pays un détournement de ces techniques, en les utilisant pour sélectionner le sexe de l’embryon et le détruire lorsqu’il s’agit d’une fille. Cette pratique discriminatoire à l’égard des femmes a été déclarée anti-éthique par le CIB. Dans cet exemple, on voit bien que la bioéthique veille à la protection des droits des femmes en condamnant des pratiques discriminatoires à leur égard.

Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui subsistent à l’égalité des droits entre les hommes et les femmes dans le monde, et en particulier dans le monde arabe ?

S.B. : L’ignorance, l’analphabétisme, les préjugés et les représentations collectives, surtout dans le monde arabe. Il ne s’agit pas que de l’analphabétisme féminin mais de l’analphabétisme général qui fait que l’on n’est pas informé des normes et que l’on n’a pas de culture de droits humains. Les jugements de valeurs accumulés ont pour résultat une absence de confiance dans la participation effective et positive de la femme tant au niveau de la gestion de sa famille qu’au niveau de la gestion de la chose publique. Et tant que les femmes ne seront pas assez impliquées dans ce travail d’information, de sensibilisation et de participation, les choses ne bougeront pas, même en présence d’arsenaux juridiques les plus sophistiqués.

N.G-I. : Les lois en vigueur dans les pays arabes en particulier restent très discriminatoires, car si elles sont plus équitables en Tunisie depuis longtemps et au Maroc depuis la proclamation du Code de la famille en 2004, il subsiste des inégalités dans la plupart des pays arabes. Et même lorsque les lois sont plus équitables, la jouissance des droits n’est pas forcément accessible aux femmes, par défaut d’information mais aussi du fait de résistances institutionnelles et socioculturelles, ce qui soulève la question des politiques éducationnelles des États pour une culture de l’égalité. Mais plus généralement, la situation économique des femmes, plus exposées à la pauvreté et à la précarité, les met en situation de vulnérabilité qui les oblige à accepter et même légitimer et pérenniser des pratiques discriminatoires, les considérant comme une fatalité. Cela souligne la nécessité de promouvoir, à côté de toute réforme de loi, des mesures d’accompagnement sur le plan économique, politique, social et culturel, qui permettront aux femmes de s’approprier et jouir des droits que leur accorde la loi.

S.B. : Un certain nombre d’obstacles provient de la femme elle-même, au niveau des mentalités. Le cumul des frustrations, des préjugés et des jugements de valeurs négatifs fait que certains comportements des femmes à l’égard de leur sœur femme ne sont pas positifs. Elles aussi ne font pas confiance au rôle de la femme dans la famille et la société. Il faut procéder à un diagnostic et essayer de trouver comment on peut y remédier.

N.G-I. : Oui, les femmes non seulement subissent certaines pratiques discriminatoires mais peuvent aussi les pérenniser dans leurs relations avec d’autres femmes et dans l’éducation, notamment de leurs fils à qui elles inculquent une culture de supériorité. Il y a là un problème de mentalité certain qui nécessite une réelle prise de conscience.

La question de la place et du rôle des femmes dans les sociétés musulmanes est souvent méconnue et illustrée par de fausses représentations. Comment déconstruire les stéréotypes ? Et que pensez-vous du concept relatif au féminisme musulman ?

N.G-I. : Malgré et peut-être aussi à cause de l’explosion des moyens de communication et de l’instrumentalisation politique de la religion, la place et le rôle des femmes dans les pays musulmans restent dominés dans l’imaginaire occidental par les images de harem. Pour déconstruire ces stéréotypes, il faut donner plus de visibilité aux débats et combats qui se déroulent dans les pays arabo-musulmans, notamment sur la question de savoir si « l’Islam » permet de donner plus de droits aux femmes. Les religions sont certes d’essence divine mais leurs pratiques restent strictement humaines et changent dans le temps, l’espace et les contextes. Fondamentalement, je suis convaincue qu’il n’y a pas d’opposition intrinsèque entre Islam et égalité hommes/femmes car les principes fondateurs de l’Islam sont la dignité humaine, la justice, l’égalité et l’équité. Une lecture historique et contextualisée du Coran peut ouvrir la voie à des réformes profondes conduisant à l’égalité entre les hommes et les femmes. Au Maroc, en se basant sur les principes de l’Islam, des avancées ont pu être faites dans le Code de la famille dans le sens d’une plus grande équité. En prônant une relecture des textes fondateurs de l’Islam, notamment par les femmes, le mouvement se réclamant du concept de « féminisme musulman » peut permettre le développement d’un argumentaire commun à toutes les féministes des pays musulmans et faire avancer leur cause. Il peut aider à plus de dialogue entre les musulmans eux-mêmes et entre les musulmans et les autres, et ainsi déconstruire les stéréotypes. Il devrait avoir aussi comme objectif de réhabiliter ce que j’appelle « l’Islam féministe » et lui donner plus de visibilité. Il reste que pour moi, ce mouvement ne peut atteindre ces objectifs que s’il s’inscrit aussi dans le référentiel universel des droits humains. C’est en réalité se réclamer du référentiel universel tout en montrant que le référentiel de l’Islam n’est absolument pas contre ces principes.

S.B. : Une certaine lecture des textes laisse à penser que la religion est contre les droits de la femme, ce qui n’est bien sûr pas le cas. J’invite les femmes à s’instruire dans ce domaine pour qu’elles se fassent leur propre lecture des textes. Par rapport à la question des stéréotypes, il existe une sorte de schizophrénie. D’une part, on aimerait voir dans la femme cet aspect illuminé, beau, bien présenté, mais d’autre part on ne veut pas qu’elle s’implique totalement dans la chose publique. Dans les pays arabo-musulmans, il y a une évolution à des degrés différents qui commence à se manifester, que ce soit le résultat d’une pression internationale et des mécanismes de protection des droits de l’Homme, ou l’effet d’un dynamisme de la société civile.

Vous occupez toutes deux de hautes responsabilités dans des institutions internationales. Trouvez-vous qu’en 2007, l’équilibre entre hommes et femmes dans les prises de décision est satisfaisant ? Ces dernières ont-elles davantage d’efforts à accomplir pour être entendues et reconnues par leurs congénères ?

N.G-I. : Au niveau des institutions internationales, notamment du système des Nations Unies, la participation des femmes est encouragée, voire exigée statutairement, même s’il n’y a pas parité. Au niveau des instances nationales décisionnelles, il y a encore beaucoup d’efforts à faire pour la représentation des femmes. S’il est clair que les femmes doivent s’impliquer plus et être plus revendicatives pour s’imposer, il y a aussi une responsabilité des pouvoirs publics et des législateurs qui doivent prendre des mesures positives en faveur de la participation des femmes. Au niveau social, un effort de sensibilisation et d’éducation doit être fait pour faire confiance aux femmes et en leurs compétences, notamment pour leur participation politique et lors des élections. Les mentalités des hommes et des femmes doivent évoluer. Au Parlement marocain, les femmes ne représentent que 10,8 % et elles ne sont que 0,58 % dans les conseils communaux ! Et ce n’est pas faute de candidates mais parce qu’elles ne sont pas soutenues par leurs formations politiques. Pourtant, la participation des femmes est capitale au niveau des institutions exécutives et législatives ainsi que dans les organisations de défense des droits humains, car il y a trop de justifications des discriminations à leur égard notamment au nom de « spécificités culturelles ». Certes, la méritocratie doit prévaloir pour tous, mais on l’invoque un peu trop exclusivement et facilement pour les femmes qui doivent toujours prouver qu’elles sont capables, compétentes et sérieuses, alors que les données internationales prouvent que quand elles accèdent à des postes de pouvoir, elles sont non seulement parfaitement compétentes et productives mais aussi moins corruptibles.

S.B. : Après une année au sein du Comité contre la torture, je suis émerveillée par le niveau élevé des femmes dans les instances internationales, elles possèdent une expertise importante et contribuent efficacement à la prise de décision. Au niveau national, il y a un travail important à faire pour la formation des femmes qui doivent, par ailleurs, convaincre et travailler. Ce n’est que par le travail et par une véritable participation qu’elles pourront contribuer à la prise de décision. Si l’on considère les femmes comme composantes de la société, leur participation est alors essentielle dans la mesure où elles jouent un rôle important tant au niveau de la famille qu’au niveau de la vie publique en général. Il s’agit d’une question d’évolution également car souvent les comportements nous rappellent que l’on est loin de la conviction totale d’égalité. Il faut être convaincu que la femme mérite, par son savoir et son expertise, de participer véritablement à la chose publique.

Avez-vous le sentiment que, depuis le 8 mars 2006, des avancées significatives se sont produites à travers le monde en matière d’égalité entre les hommes et les femmes ?

S.B. : Il y a eu des avancées dans le monde et même dans les pays en voie de développement. Un effort dans ce sens a été fourni par les gouvernants et la société civile, mais si on se réfère à des critères objectifs, il y a beaucoup plus de violations que de progrès car c’est la femme qui subit les méfaits des guerres par exemple. La violence qui touche l’intégrité physique et morale de la femme gagne du terrain et se manifeste autant dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Beaucoup de femmes meurent des conséquences de la violence exercée par leur conjoint, par leurs proches ou par d’autres personnes.

N.G-I. : Sur le plan symbolique, une femme a été élue à la présidence du Chili en 2006. Et dans certains pays arabes, le droit de vote ou d’être éligible a été accordé depuis peu. Cependant, lorsque l’on regarde la situation des femmes dans le monde, il n’y a pas de progrès spectaculaires. Dans beaucoup de régions du monde, la situation reste dominée par la pauvreté, l’analphabétisme, les lois et pratiques sociales discriminatoires, ainsi que par la faible représentation des femmes au pouvoir. Les femmes restent les principales victimes de la pauvreté, des maladies, des guerres et sont souvent dans des situations de vulnérabilité. Cependant, il y a une prise de conscience internationale et une dynamique en faveur des droits humains en général et des femmes en particulier. Et de toute façon, il n’y a pas d’autre choix pour avancer.

Propos recueillis par Souria Saad-Zoy


Saadia BelmirSaadia Belmir
Titulaire d’un Doctorat d’état en Droit Public (Université Paris II), d’un DES en Sciences Politiques (Université Mohamed V) et d’un Diplôme International des Droits de l’homme (IIDH Strasbourg), Saadia Belmir a été Juge au Tribunal de 1re Instance de Rabat, Substitut du Procureur Général, et Conseiller à la Cour d’Appel, avant d’être détachée comme Conseillère auprès du ministre de la Justice du Maroc en septembre 2005.
Présidente de Chambre à la Cour suprême, elle a également siégé au Conseil Constitutionnel. Enseignante au Haut Institut d’Études Judiciaires, membre de l’Institut International de Droit d’Expression d’Inspiration Française, et du Conseil consultatif des droits de l’homme, elle a été nommée au Comité contre la torture des Nations Unies en novembre 2005.

Nouzha Guessous-IdrissiNouzha Guessous-Idrissi
Pharmacien biologiste, ex-professeur et chef de service de parasitologie à la faculté de médecine et au CHU de Casablanca, Nouzha Guessous-Idrissi est consultante auprès de l’OMS depuis 1999, et siège au Grand Jury du Prix Descartes de la recherche scientifique de la Commission Européenne depuis 2006. Membre du Comité International de Bioéthique (CIB) de l’UNESCO depuis 2000, elle en a été élue Présidente en décembre 2005. Elle est également membre de l’Association marocaine de Bioéthique et du Comité d’éthique de la recherche biomédicale de Casablanca. Elle participa à fonder l’Organisation Marocaine des Droits de l’Homme, et agit comme Consultante auprès d’ONG de défense des droits des femmes. Elle a été membre de la Commission Royale Consultative pour la réforme du Code marocain de la famille, et fut décorée, en 2003, par SM le Roi Mohamed VI, du « Wissam du Mérite National du grade de Commandant ».

Photos : © UNESCO/A. Ait Ghejdi




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Auteur(s) UNESCO - Secteur des sciences sociales et humaines
Nom du périodique SHSregards
Date publication 2007-03
Éditeur UNESCO
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