« J’imagine un monde sans pauvreté »

— Amina Mohammed
Afrique Renouveau: 
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Amina Mohammed, former Special Advisor of the Secretary-General on Post-2015 Development Planning. Photo: AR/Pavithra Rao
Amina Mohammed, ancienne Conseillère spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour la planification du développement après 2015. Photo: AR/Pavithra Rao

Amina Mohammed est l’ancienne conseillère spéciale du Secrétaire général des Nations Unies sur la planification du développement post-2015. Elle a été fortement impliquée dans la planification des Objectifs de développement durable (ODD), un nouveau programme de développement à mettre en œuvre au cours des 15 prochaines années, et dans l’obtention d’un accord sur la question entre les différentes parties à savoir les Etats membres des Nations Unies, le secteur privé et la société civile. Les ODD ont été officiellement adoptés par 193 pays le 25 septembre. Dans cette interview exclusive accordée à Kingsley Ighobor d’Afrique Renouveau, Mme Mohammed parle de l’évolution du processus, des engagements pris, des défis à venir et des objectifs qui, s’ils sont atteints, pourraient transformer le monde.

Afrique Renouveau: Quels ont été les enseignements tirés des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et quel impact ont-ils eu sur les ODD?

Amina Mohammed: Avec les OMD, nous avons seulement abordé les symptômes. Nous ne nous sommes pas vraiment attaqués aux causes profondes des défis de développement telles que l’inégalité des sexes, le manque d’accès à l’eau potable et l’insuffisance des services de santé. Nous avons appris à travers cette expérience qu’avoir des objectifs communs amène les gens à discuter, créer des partenariats et trouver des investissements pour mettre en œuvre les programmes. Nous avons également appris à nous mettre d’accord sur les moyens de mise en œuvre. Dans le cadre des OMD, nous avons convenu de les financer une fois les objectifs adoptés, de sorte que nous nous sommes retrouvés à chaque fois en train de courir après l’argent. Cette fois, le financement fait partie de l’ensemble.

Cela veut-il dire que les fonds de mise en œuvre des ODD sont déjà disponibles?

Non c’est le cadre d’accès à ces fonds qui est prêt. Il est important de ne pas conclure qu’il existe une réserve d’argent quelque part pour les ODD. On dénombre 17 objectifs et 169 cibles, couvrant un large éventail de secteurs de développement. Les critiques pourraient arguer que vous cherchez à transformer le monde en un paradis, ce qui relève de l’impossible. Nous avons examiné la réalité des faits. Nous sommes d’accord sur les défis actuels et à venir - de la migration vers l’inégalité, les conflits, le changement climatique. Les 17 objectifs sont une réponse aux crises que nous vivons dans le monde d’aujourd’hui. Maintenant, si en essayant de résoudre ces crises cela veut dire que nous recherchons le paradis, alors oui, tel est notre objectif. Notre souhait était de nous approprier ce programme. Les échanges relatifs au processus ne se tiennent pas seulement entre les seuls pays membres, mais aussi entre toutes les parties prenantes dans la plupart des pays frappés par la crise que nous observons, les solutions étant proposées par ces mêmes personnes. Il s’agit d’un programme très vaste reposant sur un ensemble d’engagements beaucoup plus complexes. Il s’agit en un mot d’un programme universel.

Qu’en est-il des circonstances imprévues telles que les guerres qui éclatent de temps à autre? Comment les ODD envisagent-ils de surmonter ces défis?

Nous les avons pris en compte et et examiné leurs causes. Les objectifs visent à prévenir les conflits en investissant dans les populations, les infrastructures, les moyens d’existence et les aspirations des gens. En tant qu’Etats membres nous avons inclus dans l’Agenda les droits humains parce que les droits humains constituent la marque de fabrique des ODD. Nous reconnaissons qu’il est important de tenir compte du contexte, par conséquent, les questions humanitaires auxquelles nous sommes confrontées sont également intégrées dans cet accord. Mais nous pensons également que les piliers que constituent les droits de l’homme et la paix ont besoin d’être recalibrés afin que nous puissions combler ce fossé.

On remarque qu’il y a beaucoup de programmes de développement à travers le monde et les critiques estiment qu’il y a beaucoup de bonnes paroles, mais très peu d’actions. Comment les nouveaux Objectifs entendent-ils changer cet état de choses?

Ces autres programmes sont l’œuvre d’experts qui rédigent des recommandations. Le nôtre est un processus qui a intégré non seulement les Etats concernés, mais aussi les intervenants clés, y compris les parlementaires, le secteur privé et la société civile. Cependant, certaines personnes manifestent des inquiétudes légitimes, car il y a un réel manque de confiance entre ce que les gouvernements promettent et ce qu’ils peuvent réellement offrir. Le rôle de l’ONU est de promouvoir l’idée que l’écart entre la rhétorique et la pratique sur le terrain peut être comblé.

Certaines des plus grandes économies comme la Chine et le Brésil connaissent aujourd’hui un certain ralentissement, et pourtant vous attendez de ces pays qu’ils contribuent à l’objectif de « mettre fin à la pauvreté ». Comment cela est-il possible compte tenu de la situation actuelle?

En fait, la Chine a permis d’atteindre la cible des OMD visant la réduction de la pauvreté de 50%. La Chine s’est également engagée à intégrer les ODD dans ses plans de développement quinquennaux. Et en tant que président du G20, la Chine va également promouvoir la mise en œuvre des ODD.

Quand publierez-vous les indicateurs de suivi de la mise en œuvre?

Le Département des affaires économiques et sociales de l’ONU travaille sur la question avec un groupe d’experts indépendants. Il les rendra publics d’ici mars 2016. Certaines personnes estiment qu’il est impossible de mesurer les pays sur la base d’un groupe d’indicateurs parce que les conditions socio-économiques ne sont pas les mêmes d’un pays à un autre. ça n’est pas la question, je crois. Nous pensons qu’il est possible de mettre en place un ensemble d’indicateurs mondiaux permettant de servir de base de comparaison, et montrer comment, en tant que sociétés unies par un destin commun, nous pouvons aller vers des objectifs communs. Mais beaucoup d’autres indicateurs doivent être mis au point au niveau national afin de refléter les priorités et les contextes spécifiques à chaque pays.

Pensez-vous qu’il soit judicieux d’utiliser les mêmes indicateurs pour mesurer deux pays présentant des conditions économiques différentes?

Si vous évaluez un pays comme étant plus performant qu’un autre, l’autre pays voudra savoir ce qui en est la raison, sont-ce les finances, les compétences ou la gouvernance ? Nous devons nous pencher sur ces questions et trouver des solutions.

Dans le contexte de la mise en commun des ODD, quels ont été les principaux défis auxquels vous avez du faire face?

Le premier défi consistait à en faire un programme universel. Les gens craignaient qu’il ne soit trop ambitieux au point de laisser sur le carreau les plus pauvres. Le deuxième défi consistait à inclure dans un même agenda les questions de pauvreté et d’environnement, certains craignant que l’un puisse éclipser l’autre, bien qu’ils soient en réalité les deux faces d’une même médaille. Le troisième était de savoir comment trouver les moyens de mise en œuvre, le quatrième était lié à la question de la redevabilité.

Comment avez-vous procédé?

De manière frontale. Nous avons beaucoup échangé avec ceux qui avaient ces préoccupations. Ces discussions avaient déjà été entamées depuis un certain temps en général Nord&Sud, Europe&Afrique - et parfois avec l’Asie du Sud. La dynamique a été cependant différente lorsqu’il s’est agi d’inclure l’Amérique latine, le monde arabe et les petits États insulaires dans ces discussions. Vous devez comprendre l’idéologie et les préoccupations de toutes les parties afin de développer une vision commune sur ces questions. Comment convaincre quelqu’un dans le monde arabe que les ODD fonctionneront quand on sait qu’ils sont aujourd’hui en situation permanente de conflit? Mais cela ne nous a pas empêché de convenir que même quand il y a conflit, les enfants continuent d’aller à l’école et les femmes d’accoucher. Pour ce qui est des inégalités, nous avons appris à connaître l’Amérique latine, nous avons appris à parler leur langage et à comprendre leurs préoccupations.

À l’avenir, que peut faire l’ONU pour veiller à ce que les pays respectent leurs engagements?

193 pays ont adopté ce programme. L’expertise des agences des Nations Unies devra être mise à contribution pour faciliter l’application des ODD dans les différents pays. La contribution des parties prenantes au niveau national est plus que jamais nécessaire. Les bailleurs de fonds, l’ONU, la Banque mondiale - tous ces partenaires – doivent faire preuve d’une certaine cohérence en ce qui concerne le développement durable. En outre, nous avons l’avantage de disposer d’un large éventail de parties prenantes, y compris les entreprises, les parlements et la société civile, parce que nous n’appliquons pas seulement l’agenda social, mais aussi les questions relatives à l’environnement et au changement climatique.

Qu’attendez-vous de la société civile?

La société civile a contribué à l’élaboration de cet agenda et partage nos ambitions. Elle peut nous être très utile en matière de données. Nous devons investir non seulement dans les données traditionnelles, mais aussi dans les données rétroactives en temps réel afin de mieux éclairer les décideurs. Dans certains cas, la société civile sera partenaire de la mise en œuvre.

Comment voyez-vous le monde en 2030?

Je vois un monde débarrassé de la pauvreté et des inégalités un monde où les économies sont inclusives, où les entreprises n’exploitent plus nos ressources et nos populations. Je vois un monde où les jeunes diplômés trouvent des emplois, où il y a moins de conflits, et où la migration d’un lieu vers un autre est planifiée et non forcée.