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L'Holocauste et les Nations Unies
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« L'arrestation de Ratko Mladic et son impact sur la justice internationale et la prevention du genocide et des autres crimes internationaux », par Juan E. Méndez, professeur au Washington College of Law de l'American University, et Rapporteur spécial de l'ONU sur la torture et les autres peines ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants

I. Introduction *

Après avoir passé près de 16 ans en fuite, l'ancien général serbe bosniaque Ratko Mladic a été arrêté par la Serbie en mai 2011 et extradé à La Haye où il doit être jugé pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Les infractions dont il est inculpé découlent des pires événements qui se sont produits pendant le conflit qui a sévi en Bosnie entre 1992 et 1995, dont le massacre de Srebrenica, le siège de Sarajevo et les campagnes de nettoyage ethnique dans d'autres régions du pays.

L'arrestation et l'extradition de Mladic ont marqué la fin d'une longue route d'impunité. Il a été accusé pour la première fois par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) tandis que le conflit battait son plein; en fait, le massacre de Srebrenica a eu lieu deux jours seulement après que le TPIY eut confirmé les chefs d'accusation portés contre Mladic, tandis que le Président serbe bosniaque Radovan Karadzic. Mladic continuait d'opérer en territoire bosniaque pendant deux ans après que la paix eut été rétablie par les Accords de Dayton, avant de s'échapper en 1997 pour chercher refuge en Serbie et au Monténégro. L'on pense néanmoins que, pendant la majeure partie de la période qui s'est écoulée depuis lors, Mladic a vécu ouvertement en Serbie, par exemple en continuant de toucher une pension de l'armée jusqu'en 2000 environ. Ce n'est qu'à la suite de l'évolution plus récente du climat politique interne en Serbie, qui reflète un apaisement progressif du sentiment nationaliste et le désir de la Serbie d'adhérer à l'Union européenne (UE), que le risque d'être arrêté en Serbie est devenu suffisamment réel pour obliger Mladic à se cacher.

La communauté internationale a, ces dernières années, continué d'exercer sur la Serbie des pressions suffisantes pour obtenir la remise de Mladic, en particulier en subordonnant l'adhésion à l'UE à l'exécution des mandats d'arrestation délivrés par le TPIY. Particulièrement important à cet égard a été le rôle de premier plan joué par les Pays-Bas, lesquels ont, en 2008, bloqué la ratification de l'Accord de stabilisation et d'association avec la Serbie, qu'appuyait la majorité des États membres de l'UE, jusqu'à ce que cette condition soit remplie.

L'arrestation et l'extradition de Mladic ont été louées, à très juste titre, comme une victoire pour la justice internationale. Il faut espérer que son procès constituera une forme de réparation pour

les victimes des crimes qu'il est accusé d'avoir commis pendant la guerre en Bosnie et, s'il est mené de manière à produire un effet approprié sur la situation interne en Serbie et en Bosnie, pourra contribuer à ce que soit tournée de façon plus définitive encore une somb  re page de l'histoire.

Par ailleurs, l'arrestation de Mladic intervient dans le contexte d'indications qui permettent d'espérer de réels changements dans la région. Si l'arrestation de Mladic a donné lieu à des manifestations et s'il demeure soutenu par certains milieux serbes bosniaques, ces manifestations ont été plus sporadiques et moins suivies que d'autres manifestations récentes de nationalisme serbe. En réponse aux déclarations faites après l'arrestation de Mladic par le Procureur du TPIY, Serge Brammertz, la Serbie s'est publiquement engagée à faire enquête et à tenir pour responsables ceux qui avaient aidé Mladic à ne pas être arrêté. Deux mois plus tard seulement, la Serbie s'est pliée à une deuxième exigence et a arrêté Goran Hadzic, dirigeant politique serbe croate, contre lequel le TPIY avait délivré un mandat final d'arrestation.

Il convient, au milieu de ces éléments positifs, de s'interroger et d'envisager sous un angle différent l'importance que revêt l'arrestation de Mladic afin, notamment, de déterminer les incidences qu'elle pourrait avoir ou ne pas avoir sur l'objectif consistant à prévenir la répétition de crimes internationaux. En ma qualité de Conseiller spécial du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) sur la prévention des crimes internationaux, j'ai travaillé jusqu'en 2010 pour faciliter la mise en place des éléments du cadre de justice pénale internationale qui tendent à prévenir les atrocités plutôt qu'à simplement réagir après qu'elles ont déjà été commises. Dans le contexte de la théorie de la prévention de justice exposée ci-dessous, l'arrestation de Mladic, de même que celles de Karadzic et de Hadzic, offre offrent des enseignements concernant la contribution que les pressions soutenues de la communauté internationale peuvent apporter à l'exécution de mandats délivrés par les tribunaux pénaux internationaux comme le TPIY et la CPI.

Nous ne devons cependant pas nous faire d'illusion et croire qu'il s'agit là d'exemples parfaits des mesures qui peuvent être adoptées pour produire un effet de dissuasion au plan international ou même pour prévenir une recrudescence de la violence dans l'ex-Yougoslavie. Avec l'encouragement continu de la communauté internationale, il y a d'autres mesures que la Serbie peut adopter pour démontrer qu'elle est aujourd'hui véritablement résolue à défendre la justice simplement parce qu'il s'agit de la justice et que son attitude constitue un élément d'un processus plus large visant à promouvoir la vérité dans la vie publique et la réconciliation de la société. Le TPIY peut lui aussi, par ses poursuites et ses efforts d'information et de sensibilisation, contribuer à faciliter ce processus en mettant à nouveau l'accent sur le mandat qui lui a initialement été confié et en laissant une empreinte plus marquée dans le domaine de la prévention.

II. La théorie de la prévention et la justice pénale internationale

L'objectif ultime du cadre de justice pénale internationale qui a commencé à prendre forme ces dernières années doit être de prévenir les pires atrocités avant qu'elles ne soient commises. Ce cadre présente trois aspects qui sont particulièrement essentiels à une prévention fondée sur la dissuasion: les poursuites; la coopération des États; et des efforts positifs de prévention.

La poursuite des personnes les plus directement responsables d'actes de génocide et d'autres crimes internationaux est la pierre angulaire de la dissuasion dans la mesure où elle démontre que les auteurs de tels crimes, quels que soient leur rang militaire ou leur position politique, seront tenus pour responsables des actes qu'ils auront commis ou des mesures qu'ils se seront abstenus de prendre, en contravention du droit international 1. Cet effet de dissuasion, en revanche, se trouve diminué lorsque les auteurs des crimes en question jouissent de l'impunité, et réussissent à ne pas être arrêtés ou poursuivis aux échelons national ou international. Pour être suffisantes, cependant, les poursuites ne peuvent pas être de n'importe quel type. Si l'on veut qu'elles contribuent efficacement à prévenir la commission de crimes internationaux à l'avenir, certaines conditions doivent être réunies pour montrer que leur but ultime est la justice en soi: elles ne doivent pas être politisées, les garanties d'une procédure régulière et les droits de l'accusé doivent être rigoureusement respectés et elles doivent être menées avec la même uniformité et la même détermination quel que soit l'endroit dans le monde où les crimes ont été commis ou dont leur auteur est originaire. En outre, si l'on veut que les poursuites internationales contribuent véritablement à prévenir les cycles de violence et de vengeance là où les crimes ont été commis ou dans le pays dont leurs auteurs sont originaires, elles doivent aller de pair avec des mécanismes de justice transitionnelle comme poursuites au plan national, recherche de la vérité, réparations au profit des victimes, réconciliation, restitution ou autres formes de responsabilité qui revêtent de l'importance au plan local.

La coopération des États est le mécanisme qui doit rendre possible l'ouverture rapide de poursuites à l'encontre des auteurs de crimes internationaux. Le cadre de la CPI, tel qu'il est reflété dans le Statut de Rome, ratifié à ce jour par 116 États, envisage des couches superposées de responsabilité pénale nationale et internationale et c'est à l'intérieur de ce cadre que les États sont appelés à être les principaux acteurs pour les enquêtes, l'exécution des mandats d'arrestation et la poursuite des crimes internationaux et à aider les autres États et la CPI lorsque ces activités sont menées par la Cour ou lesdits États, l'intention étant clairement de créer pour les États un réseau international d'obligations qui garantisse que les crimes internationaux feront l'objet de poursuites et qui constitue une institution supranationale en mesure d'intervenir lorsque les poursuites demeurent vaines au plan national. Cette intention acquiert une nouvelle réalité à mesure que le nombre d'États Parties augmente, que les États adoptent des lois nationales d'application et que les capacités internes sont renforcées par le biais de la complémentarité positive.

Enfin, la communauté internationale a à sa disposition tout un carquois d'outils, allant de la diplomatie au déploiement de forces de maintien de la paix, auxquels elle peut avoir recours pour prévenir la commission de crimes internationaux lorsqu'il ressort de la situation que de tels crimes menacent. Ce qu'ajoute à tout cela le cadre de justice pénale internationale est le suivi public des conflits qu'assure le Bureau du Procureur de la CPI, qui suppose implicitement une menace de poursuites futures rendant plus immédiat l'effet de dissuasion. Par exemple, comme je l'ai relevé dans le document que j'ai soumis à la Conférence de révision du Statut de la CPI qui s'est tenue à Kampala en 2010,2 dès que la violence a éclaté en Géorgie en août 2008, le Bureau du Procureur de la CPI a publié un certain nombre de déclarations affirmant la juridiction de la Cour à l'égard de deux crimes comportant un aspect international qui pourraient être commis. Par la suite, les deux parties au conflit ont eu recours à des moyens juridiques pour le régler, ont invité le Bureau du Procureur à faire une visite dans le pays et se sont engagées à coopérer avec la Cour. Le même suivi de la situation et les mêmes affirmations de compétence sur les crimes allégués ont également apporté la preuve de leur efficacité au Kenya en janvier 2008 et en Guinée en octobre 2009. Des exemples plus récents sont notamment l'intervention préventive du Bureau du Procureur en Côte d'Ivoire et en Libye.

III. Le legs du TPIY en matière de prévention

Peut-être plus que tout autre tribunal international spécial créé jusqu'à présent, le TPIY a d'emblée eu la prévention comme élément central de son mandat, devenant ainsi, comme bien d'autres, l'ancêtre de l'actuel cadre de justice pénale internationale. Le Conseil de sécurité a, par sa résolution 827, créé le TPIY au milieu du conflit en Bosnie afin de "contribuer au rétablissement et au maintien de la paix". En 2003, dans l'affaire Momir Nikolic, la Chambre de première instance du TPIY a souligné que le TPIY avait "pour but de bien faire comprendre à tous qu'aucune violation du droit international humanitaire – et en particulier la pratique du 'nettoyage ethnique' – ne serait tolérée et que toutes ces violations devaient cesser."

Il se peut fort bien que la tiédeur avec laquelle les États ont coopéré à la mise en œuvre du mandat dont le TPIY est investi en matière de prévention au cours de ses premières années de fonctionnement ait contribué à prolonger le conflit en Bosnie pendant près de deux ans et demi après la création du Tribunal. Tragiquement, c'est quelques jours seulement après que la Chambre de première instance du TPIY eut publiquement confirmé les chefs d'accusation formulés contre Karadzic et Mladic que plus de 8 000 Musulmans de tous âges ont été abattus à Srebrenica, pire massacre de la guerre, d’ailleurs ourdi par les deux individus en question. Même après Srebrenica, les forces internationales se trouvant en Bosnie après les Accords de Dayton ont failli à leur mission d'exécuter les mandats délivrés par le TPIY contre des dirigeants bosniaques serbes clés comme Mladic, ce qui a fini par lui permettre de chercher refuge en Serbie. Selon certains, ce peu d'enthousiasme de la communauté internationale concernant les poursuites du TPIY a été l'un des facteurs ayant rendu possible la nouvelle vague de poursuites contre les populations d'origine albanaise et les représailles contre les groupes d'origine ethnique serbe au Kosovo en 1999.3 Dans ce climat, les enquêtes et les procès qui suivaient leur cours au TPIY n'ont guère semblé avoir d'effet préventif, tout au moins en Serbie dans un premier temps, montrant plutôt que leur effet de dissuasion dépend du soutien et des ressources qui doivent être mobilisés pour les mener à bien.

D'un autre côté, les mandats d'arrestation émis par le TPIY à l'encontre de Karadzic et de Mladic sont un exemple de justice qui appuie la cause de la paix plutôt que d'y faire obstacle. Au cours des jours qui ont précédé la conférence de paix de Dayton, plusieurs acteurs internationaux ont exprimé le désir de voir le TPIY retirer ses mandats de sorte que Karadzic et Mladic puissent y assister et y participer. Le Procureur, Richard Goldstone, et le Président du TPIY, Antonio Cassese, s'y sont résolument refusés et ont défendu leur indépendance en matière judiciaire et en matière de poursuites. En définitive, la conférence s'est tenue sans Karadzic et Mladic et a effectivement réussi à mettre fin au conflit en Bosnie. La leçon de choses à en tirer est que ceux qui risquent de compromettre réellement un accord de paix doivent parfois être écartés de la table des négociations, et que les en écarter sur la base d'une norme objective comme une mise en accusation judiciaire rehausse la crédibilité et les chances de succès du processus de paix tout entier.

IV. Enseignement à tirer de l'affaire Mladic: Nécessité pour la communauté internationale de continuer à exercer des pressions pour obtenir l'exécution des mandats d'arrestation délivrés

L'arrestation de Mladic – comme celle de Karadzic précédemment et celle de Hadzic peu après – démontre l'importante contribution que des pressions continues de la communauté international peuvent apporter à l'exécution des mandats d'arrestation, même par les États qui hésitent ou se montrent peu disposés à le faire. Il s'agit là d'une leçon importante pour la communauté internationale, celle-ci n'ayant pas toujours agi avec la même fermeté pour appuyer l'action du TPIY dans l'ex-Yougoslavie et qui ne le fait pas toujours pour appuyer l'action de la CPI dans d'autres régions du monde. Comme je l'ai déjà dit, le succès de la Cour, à long terme, dépendra de la fermeté dont feront preuve les États parties et les organisations internationales et la Cour pénale internationale elle-même.4

En 1995, après les Accords de Dayton, les troupes de la Force multinationale d'exécution (IFOR) ont maintenu une paix fragile sur le terrain en Bosnie tandis qu'aussi bien Mladic que Karadzic continuaient d'opérer dans le pays. Selon certains des intervenants dans la politique étrangère des États-Unis d'alors, l'hésitation manifestée par les forces américaines et les autres éléments de l'IFOR concernant l'exécution des mandats d'arrestation de Mladic et de Karadzic tenait essentiellement à la crainte que l'arrestation de dirigeants si en vue n'entraîne des réactions violentes parmi la communauté serbe bosniaque.5 Ce n'est qu'en juillet 1997, deux ans après l'inculpation des intéressés, que les États-Unis, écoutant finalement les appels lancés par d'éminentes personnalités comme Madeleine Albright et Louise Arbour, alors Représentante des États-Unis auprès de l'ONU et Procureur du TPIY respectivement, autorisent l'IFOR à exécuter les mandats d'arrestation. Mais il était alors trop tard. Mladic et Karadzic avaient trouvé refuge en Serbie et au Monténégro, où l'IFOR n'était pas autorisée à opérer. Après avoir ainsi maintenu la paix en méconnaissant les exigences de la justice, la décision de l'IFOR de permettre à des personnes inculpées de crimes de guerre d'opérer ouvertement en Bosnie a laissé "planer un sombre nuage sur les Balkans"6 et a sapé tout effet de dissuasion que les poursuites du TPIY auraient pu avoir immédiatement après le conflit en Bosnie.

En revanche, les pressions exercées sur la Serbie par la communauté internationale au cours des années qui se sont écoulées depuis lors et qui ont finalement débouché sur l'arrestation de

Mladic, ce qui est possible, même tardivement. Les visites périodiques et les déclarations publiques de Serge Brammertz, Procureur du TPIY, appuyées surtout par l'UE, qui avait subordonné l'adhésion de la Serbie à l'Union, ont beaucoup facilité l'arrestation de Mladic. Un moyen de pression économique et politique aussi puissant a produit effet non seulement sur les dirigeants politiques serbes mais aussi sur les électeurs, comme en témoigne le scrutin de 2008, qui a fait passer le pouvoir, au Parlement serbe, du parti nationaliste au parti favorable à l'adhésion à l'UE.

Importante aussi est l’insistance avec laquelle la communauté internationale – et surtout l'UE – a exigé l'exécution intégrale des mandats d'arrestation du TPIY. La communauté internationale ne s'est pas dite satisfaite après l'arrestation de Karadzic en 2009 ou même après celle de Mladic en 2011, malgré ceux qui, ici et là, l'avaient incité à le faire. Au contraire, elle a demandé l'exécution intégrale des mandats, ce qui, en pratique, a fait suivre rapidement l'arrestation de Mladic par celle de l'homme politique serbe croate Goran Hadzic, dernière des 161 personnes inculpées par le TPIY encore en fuite.

Pour comprendre pourquoi il a fallu 16 ans pour que soient enfin arrêtés les responsables des crimes relevant de la compétence du TPIY, il faut comprendre le malaise dans lequel se trouve plongée la communauté internationale à l'idée que soient traduits en justice des chefs d'État et autres personnalités en vue, même après qu'ils ont cessé leurs fonctions. Il est relativement aisé d'arrêter et de poursuivre des acteurs non étatiques ou des acteurs à moindre visibilité, pour l'arrestation et la poursuite desquels les juridictions nationales peuvent souvent mobiliser les ressources nécessaires et se montrer disposées à le faire. Les personnalités plus puissantes ou celles qui sont actuellement au pouvoir peuvent soulever des difficultés supplémentaires en raison des normes du droit international qui, de longue date, consacrent la souveraineté des États et l'immunité de personnes exerçant des fonctions officielles.7 Ces normes ont certes évolué ces dernières années et la communauté internationale n'a pas encore apporté la preuve d'un engagement sans faille de mettre fin à cette forme d'impunité. L'arrestation de Mladic, comme celle de Karadzic et celle de Hadzic, sont intervenues après que les intéressés eurent quitté le pouvoir et que le soutien dont ils jouissaient parmi la population se fut considérablement érodé. Cependant, Mladic demeurant considéré comme un héros de guerre par certains groupes ethniques serbes, il est peu probable que la Serbie aurait pris l'initiative de l'arrêter sans de puissantes pressions internationales et sans d'intenses incitations économiques et politiques.

L'exemple le plus clair des hésitations éprouvées par la communauté internationale concernant l'arrestation de dirigeants politiques est celui du mandat d'arrestation d'Omar Al Bashir, actuellement Président du Soudan, délivré par la CPI, dont l'exécution n'a pas été sérieusement poursuivie par la communauté internationale. Depuis la délivrance en mars 2009 de son mandat d’arrestation initial, modifié en 2010, pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide, Al Bashir a continué d'opérer impunément tant au Soudan qu'au-delà de ses frontières. De plus, outre ses visites dans un nombre croissant d'États non Parties au Statut de la Cour, à l'occasion desquelles tout récemment encore il a assisté à une réunion au sommet en Chine, Al Bashir s'est ouvertement rendu au Tchad et au Kenya, États qui ont l'un et l'autre ratifié le

Statut de Rome et qui ont par conséquent l'obligation, en droit, de l'arrêter. Toutefois, le tableau n'est pas uniformément sombre. Tant le Tchad que le Kenya ont annulé depuis lors les invitations qu'ils avaient adressées à Al Bashir pour qu'il leur rende une visite officielle, l'Afrique du Sud l'a désinvité à la cérémonie d'investiture de son Président, et la communauté internationale a réussi à faire pression sur la République centrafricaine et sur la Malaisie pour les amener à déclarer qu'elles arrêteraient Al Bashir si celui-ci se rendait comme prévu dans l'un ou l'autre pays.

Dans ce contexte, le recours à des incitations économiques et politiques pour obtenir l'arrestation de Mladic peut constituer pour la communauté internationale une leçon concernant les pressions qu'elle doit exercer pour que chacun respecte mieux ses obligations. Si l'attrait de l'adhésion de l'UE est limité par les frontières géographiques de l'Europe, d'autres moyens économiques et politiques d'intervention peuvent et devraient être utilisés pour amener le Soudan à arrêter Al Bashir et décourager les autres États de lui permettre de s'y rendre ou les obliger à l'arrêter s'il s'y rend effectivement. L'efficacité de telle ou telle incitation ou sanction varie évidemment d'un État à l'autre, mais la leçon à tirer de l'arrestation de Mladic par la Serbie, comme de celle de Karadzic et de Hadzic, est claire: la combinaison appropriée de pressions peut finir par infléchir l'équilibre politique dans les États qui protègent des personnes inculpées de crimes de guerre et que la communauté internationale doit par conséquent se montrer résolue et insister de sorte que seul le respect intégral des mécanismes de la justice internationale soit considéré comme suffisant. En revanche, plus la communauté internationale hésite, plus elle offre un soutien sélectif, et plus elle prête le flanc à l'accusation de politisation de la justice, plus elle sape l'effet de dissuasion des poursuites et plus elle compromet la réalisation de l'objectif ultime de prévention.

V. Un deuxième enseignement: L'arrestation et la poursuite de Mladic peuvent encore avoir un effet plus exemplaire de la justice au service de la prévention

Comme je l’ai dit ailleurs, "Si l'on veut que la justice ait un impact, la première condition qui doit être remplie est que la justice suive ses propres règles, sans ingérence extérieure et à l'abri de considérations politiques. La justice contribue à la paix et à la prévention lorsqu'elle n'apparaît pas comme un instrument et à condition d'être poursuivie dans un seul but de justice".7 Sans minimiser l'importance de l'arrestation et de l'extradition récentes de Mladic par la Serbie, l'on peut voir comme elles pourraient offrir un enseignement qui ne concerne pas entièrement la justice en soi. La décision de la Serbie d'exécuter finalement les mandats d'arrestation du TPIY peut avoir été motivée principalement par les avantages économiques et politiques attendus de l'adhésion à l'UE. Si ces avantages peuvent en fait, en eux-mêmes, jouer un rôle extrêmement important en encourageant la stabilité à long terme dans la région, la Serbie et les autres États de l'ex-Yougoslavie pourraient aller plus loin pour démontrer qu'ils sont désormais véritablement engagés de façon irrévocable dans un processus de justice transitionnelle. Le TPIY, pour sa part, pourrait faciliter ce processus en s'attachant à accroître l'impact local des poursuites.

Comme suite aux exigences formulées par Serge Brammertz, Procureur du TPIY, la Serbie s'est déjà engagée à mener des enquêtes et à poursuivre dans le pays les personnes qui, pendant

16 ans, avaient empêché l'arrestation de Mladic.9 L'exécution de ces engagements, plus que d'ambitions et de poursuites d'un ancien dirigeant militaire ou politique, pourra apporter au plan local la preuve du véritable engagement de l'État serbe de promouvoir l'état de droit en l'absence même d'avantages politiques et économiques substantiels. Or, pour conférer légitimité et authenticité à cette quête de la justice, le Gouvernement serbe devra publiquement faire face à sa complicité dans tout ce qu'ont fait aussi bien les acteurs étatiques que non étatiques pour empêcher l'arrestation de Mladic.

Tel qu'expliqué ci-dessus, les conditions qui doivent être remplies pour que la justice contribue à la prévention sont qu'elle ne doit pas être politisée et qu'elle doit avoir pour objectif unique l'administration de la justice en tant que telle. Dans une situation post-conflictuelle, comme dans l'ex-Yougoslavie, il se peut également que les poursuites pénales doivent être accompagnées d'autres mécanismes de justice transitoire. Même à un moment où un vent de changement paraît souffler sur les États qui constituaient l'ex-Yougoslavie et progressaient vers l'adhésion à l'UE, d'innombrables indications montrent que les tensions historiques, ethniques et nationalistes n'ont pas disparu. Les violences récentes et le blocage à qui mieux mieux des importations à la frontière entre la Serbie et le Kosovo, comme les manifestants qui, bien qu'en plus petit nombre, ont énergiquement protesté contre l'arrestation de Mladic en territoire serbe bosniaque, paraissent confirmer, si tant était qu'une confirmation soit nécessaire, qu'une commission nationale de la vérité et de la réconciliation ou quelqu'autre processus de justice transitionnelle doit être mis en place sous une forme ou sous une autre au plan régional.

La façon dont il est donné localement effet aux poursuites finales du TPIY en Serbie et dans le reste des Balkans, de même, affecte directement la mesure dans laquelle elles peuvent renforcer la prévention dans la région. Aussi longtemps que la procédure demeurera éloignée des communautés les plus affectées par les crimes imputés à Mladic, une condamnation, quelle qu'elle soit, ne pourra avoir localement qu'un impact extrêmement réduit. Dans toute la mesure possible, par conséquent, les États des Balkans doivent s'associer au processus consistant à traduire Mladic en justice, étape indispensable sur la voie de la réconciliation nationale et de la création d'annales historiques équilibrées. Ce processus n'est pas facile et, tout comme le procès du Président serbe Slobodan Milosevic, qui n'a cessé de susciter les protestations des nationalistes alors même qu'il se poursuivait, ce n'est qu'à long terme que l'on pourra juger de l'effet que le procès de Mladic aura sur la culture juridique et politique serbe. La stratégie suivie par le Ministère public devant le TPIY devra également tenir compte du rôle que pourrait jouer le procès de Mladic dans le processus de réconciliation dans les Balkans. À ce propos, le Bureau du Procureur devra peut-être éviter les avertissements formulés par les plus avisés des dirigeants politiques, de Milosevic à Karadzic, lors des procès antérieurs et trouver le moyen d'accélérer la procédure et d'éviter toute tentative de manipulation et de contrôle du déroulement du procès même tout en garantissant intégralement les droits de l'accusé.

VI. Conclusion

L'arrestation et l'ouverture imminente de poursuites contre Mladic offrent à la communauté internationale une occasion unique de réfléchir au meilleur moyen de réaliser tout le potentiel de la justice pénale internationale et de maximiser la contribution qu'elle peut apporter à la prévention du génocide et des autres crimes internationaux. L'arrestation de Mladic, à elle seule, ne suffit pas. La communauté internationale devrait tirer les enseignements qui s'imposent de ses tergiversations initiales et de son inexécution des mandats d'arrestation émis par le TPIY et du succès avec lequel des moyens de pression politiques et économiques ont été utilisés pour finalement obtenir l'arrestation de Mladic. Cependant, ce n'est que lorsque la justice a ce seul objectif, comme en témoignent les poursuites entamées dans le cadre d'un processus de justice transitionnelle plus large, que l'effet de dissuasion sera le plus puissant.

Notes de bas de page

* L'auteur remercie de leur précieuse assistance Megan Chapman, qui a défendu avec succès sa thèse de doctorat en droit en 2011, et Andrew Maki, qui poursuit ses études de doctorat en droit et doit défendre sa thèse en 2012, l'une et l'autre du Washington College of Law.

1. Juan E Méndez, The Importance of Justice in Securing Peace, RC/ST/PJ/INF.3.

2. Juan E Méndez, The Importance of Justice in Securing Peace, RC/ST/PJ/INF.3.

3. Voir l'analyse des événements postérieurs à Dayton de David Scheffer, ancien Ambassadeur des États-Unis, regrettant que l'hésitation de la Force multinationale d'exécution (IFOR) dirigée par les États-Unis ait permis à Mladic et Karadzic de s'échapper de Bosnie, où ils auraient aisément pu être arrêtés, pour trouver refuge dans la Serbie de Milosevic et profiter de la protection de ses successeurs, "laissant planer un sombre nuage sur les Balkans". Voir David Scheffer, "The Least Wanted Most Wanted Man" Lien externe, Foreign Policy, 2 juin 2011.

4. Juan E Méndez, The Importance of Justice in Securing Peace, RC/ST/PJ/INF.3

5. Voir Scheffer, supra note 4.

6. Voir Scheffer, supra note 4.

7. Voir William A. Schabas, Preventing Genocide and Mass Killing: The Challenge for the United Nations, London: Minority Rights Group, 2006 (faisant observer que, jusqu'en 2006, la CPI s'était attachée surtout à poursuivre des acteurs non étatiques et faisant valoir que cette démarche équivalait à suivre le chemin de la moindre résistance).

8. Juan E Méndez, The Importance of Justice in Securing Peace, RC/ST/PJ/INF.3

9. Observations formulées par Serge Brammertz PDF au Conseil de sécurité de l'ONU (6 juin 2011)

Questions pour la discussion :

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