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L'UNESCO contre le pari de l'amnésie : Elikia M'Bokolo livre ses réflexions sur l'Histoire générale de l'Afrique

16 Novembre 2015

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Elikia M'Bokolo
© DR

A l'heure des indépendances des pays africains, dans les années 1960, l'UNESCO lance un projet sans précédent. Elle réunit un Comité scientifique de 39 historiens, anthropologues et sociologues du monde, dont deux tiers viennent d'Afrique, pour concevoir une Histoire générale de l'Afrique, qui sera rédigée par plus de 350 spécialistes. L'historien congolais Elikia M'Bokolo revient dans cet article sur le rôle pionnier de l'UNESCO dans la lutte contre l'amnésie historique dont souffrait l'Europe dans la première moitié du 20e siècle.

Pour une série de raisons et de motivations différentes, les institutions internationales qui précèdent la naissance de l'UNESCO font le pari de l'amnésie et évitent de prendre en charge l'histoire.

En 1815, le Congrès de Vienne, qui redessine les frontières et tente d'établir un nouvel ordre pacifique en Europe, décide de faire table rase des deux décennies de guerres qui ont ravagé le continent. L'acte final du Congrès stipule qu'« il y aura amnistie pleine, générale et particulière, en faveur de tous les individus, de quelque rang, sexe ou condition qu'ils puissent être (…) personne ne pourra à l'avenir être recherché ou inquiété en aucune manière, pour cause quelconque de participation directe ou indirecte, à quelque époque que ce soit, aux événements politiques, civils ou militaires », qui viennent de se dérouler sur ce continent. « Tous les procès, poursuites ou recherches, seront regardés comme non avenus ; les séquestres ou confiscations provisoires seront levés, et il ne sera donné suite à aucun acte provenant d'une cause semblable. »

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La Conférence de Berlin de 1884 définit les règles d'occupation et du partage du continent africain. ©DR

Pour des raisons tout à fait différentes, soixante-dix ans plus tard, la Conférence de Berlin, qui définit les règles d'occupation et du partage du continent africain, déclare l'Afrique terra nullius, ce qui revient à dire une terre sans histoire. Autre forme d'amnésie.

Plus étonnant encore, le Traité de Versailles du 28 juin 1919 et les institutions qui en sont issues, ont imposé en quelque sorte le devoir d'amnésie. L'historien et écrivain africain-américain, W. E. B Du Bois sera parmi les premiers à s'étonner de voir que tout en reconnaissant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en Europe, l'on nie en même temps ce droit aux communautés non moins importantes. Il cite en particulier le cas de Rudolf Duala Manga Bell, dernier Chef Supérieur des Bell, dynastie fondée en 1792. En homme de droit, formé en Allemagne, et en historien, celui-ci protesta vigoureusement contre l'expropriation des terres des peuples autochtones du Cameroun, sous protectorat allemand depuis 1884. Il le paya de sa vie. Le 8 août 1914, au moment même où commençait la Première Guerre mondiale en Europe, il fut exécuté, après un jugement sommaire, par les autorités allemandes.

Il est intéressant de noter que les premières institutions de coopération intellectuelle, qui émergent après 1918, contournent, elles aussi, la question de l'histoire. Certes, des voix s'élèvent en Europe pour évoquer le passé. L'historien britannique Arnold Toynbee, le philosophe allemand Oswald Spengler, qui pose un regard inquiet sur le déclin de l'Occident, ou le poète français Paul Valéry, qui s'exclame: « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », sont autant de grands intellectuels européens interloqués par la Grande Guerre, qui se demandent comment l'Europe a pu en arriver à cette monstruosité. Mais leur intention n’est pas de prendre en charge l’histoire.

Avec l'UNESCO, les choses changent

La prise en charge de l'histoire est l’une des grandes initiatives de l’Organisation, dès sa naissance. Son premier Directeur général, le Britannique Julian Huxley, appelle de ses vœux un ouvrage de mémoire collective qui évite le piège européocentriste. L'idée d'une Histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité est née. Elle sera entérinée en 1947, avec la création d'une commission internationale chargée de son édition et le premier volume paraîtra en 1961, suivi de cinq autres, jusqu’en 1968.

Mais, le projet ne réussit pas à éviter le piège. Pour prendre l’exemple de l’Afrique, seul 1,5% de l’ouvrage lui est consacré. L’équipe rédactionnelle en est consciente et son directeur, le Brésilien Paulo E. de Berrêdo Carneiro, déclare, lors de la présentation officielle de l’ouvrage, en 1969 : « J’aime à penser (…) qu’une édition révisée des volumes que nous avons écrits pourra paraître à l’aube d’un nouveau millénaire ».

Une nouvelle Commission internationale est désignée en 1978 et une nouvelle rédaction de l'Histoire de l'humanité commence, qui va bientôt se heurter aux divergences d'opinions entre historiens occidentaux et historiens marxistes. L'entreprise est finalement  « sauvée » par la chute du mur de Berlin en 1989, et nous avons aujourd'hui sept nouveaux volumes d'une Histoire de l'humanité rédigée sous l'égide de l'UNESCO, qui méritent certainement d'être à leur tour revus par les générations actuelles d'historiens.

Cet imposant projet qui se veut universel est suivi de cinq projets régionaux :

  • Histoire générale de l'Afrique ;
  • Histoire des civilisations de l'Asie centrale ;
  • Histoire générale de l'Amérique latine ;
  • Les différents aspects de la culture islamique ;
  • Histoire générale des Caraïbes.

Toutes publiées entièrement ou partiellement en plusieurs langues (80 langues, au total), ces histoires font partie de la collection Histoires générales et régionales de l'UNESCO, qui a impliqué quelque 1600 historiens et savants et dont l'édition a duré une soixantaine d'années. Plus de 50 volumes ont été publiés, qui totalisent environ 40.000 pages.

Lancée dans les années 1960, l'Histoire générale de l'Afrique est le plus ancien et le plus abouti des projets régionaux, sur lequel j'aimerais m'attarder.

De qui et de quoi l'histoire est-elle l'histoire ?

Publiés entre 1980 et 1999, les huit volumes l'Histoire générale de l'Afrique constituent une première tentative réussie d'aboutir à un ouvrage de synthèse, qui adopte une approche interdisciplinaire et institue des bases épistémologiques et méthodologiques de l'historiographie africaine. Je veux parler notamment de la redéfinition, pour ne pas dire la décolonisation ou la désoccidentalisation d'une série de notions et de concepts, comme Blanc et Noir, Afrique noire et Afrique blanche, précolonial, colonial et postcolonial, etc.

L'Histoire générale de l'Afrique porte sur plus de trois millions d'années de civilisation. Plus important encore, elle pose la question de savoir de qui et de quoi l'histoire est-elle l'histoire. Elle pose la question de savoir si l'on peut écrire l'histoire des peuples et des sociétés du point de vue des autres, en négligeant ce que ces sociétés disent  et pensent de leur propre passé. Le recours aux traditions orales, donc aux interprétations que les peuples africains ont fait de leur propre passé, a été l'une des innovations majeures de l'Histoire générale de l'Afrique de l'UNESCO. Elle pose aussi la question de savoir qu'est-ce donc qu'un Africain. Car, en dehors des hommes et des femmes du continent, il y a tous ceux qui, de longue date, se reconnaissent et se définissent comme Africains et dont on connaît le nombre et le poids, principalement aux Amériques, dans l'espace caribéen ou dans l'océan Indien.

Défenseurs de l'historicité africaine

Cet ouvrage doit beaucoup aux travaux des pionniers venus d'Afrique et d'ailleurs que j'aimerais brièvement rappeler. Parmi les Occidentaux, citons l'égyptologue français Volney (1757-1820), l'anthropologue allemand Blumenbach (1752-1840) et l'abbé Grégoire (1750-1831), dont le livre De la littérature des nègres (1808) est un véritable plaidoyer sur l'historicité des sociétés africaine et le rôle des Africains dans l'histoire du monde.

Des savants africains ne manquent pas, eux non plus, de proclamer la défense de l'historicité africaine, dès le 16e siècle, à cette différence près qu'ils privilégient le discours sur les habitants du continent africains plutôt que sur une « race » qui serait africaine. Parmi eux, je voudrais rendre hommage à Ahmed Baba (1556-1627), grand savant de Tombouctou et grand combattant contre la mise en esclavage des Africains (il a prêté son nom au Centre d'étude des manuscrits du désert, fondé en 1970 par le gouvernement malien, avec le soutien de l'UNESCO). Je voudrais aussi rappeler qu'Amo Le Guinéen, né en Gold Coast, qui a plaidé pour l'égalité des droits entre les Africains et les Européens, au nom de l'histoire, a été l'un des principaux penseurs des Lumières en Allemagne, où il a été accueilli enfant et baptisé du nom d'Anton Wilhelm, en 1707.

Au cours du 19e siècle, une pléiade de savants apparaît sur la scène, parmi lesquels je me bornerai à citer ici le Sierra-Léonais James Africanus Horton, le Libérien Edward W. Blyden, et le Haïtien Joseph Anténor Firmin.

A cheval sur le 19e et le 20e siècle, toute une série de « passeurs » développeront et transmettront aux nouvelles générations les idées initiées par leurs prédécesseurs. Le Ghanéen Joseph Ephraim Casely-Hayford, le Sud-Africain Pixley kaIsaka Seme, le Haïtien Jean Price-Mars, les initiateurs de la Renaissance de Harlem, les penseurs de la Négritude ont tous uni leurs voix dans un plaidoyer commun en faveur de l'historicité des sociétés africaines.

Ils ont également mis en valeur la participation des Africains aux grands tournants de l'histoire mondiale. De la même manière que l'homme politique français Jean Jaurès a rappelé avec force, dans l'Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1908), qu'une révolution socialiste s'est déroulée parallèlement à la révolution bourgeoise en 1789, l'écrivain et militant politique de Trinité-et-Tobago, C.L.R. James, a démontré dans Les Jacobins noirs (1938) que l'ère des révolutions (la Révolution américaine, la Révolution française, la révolution des droits des peuples de disposer d'eux-mêmes, la révolution pour l'égalité des droits) a vu naître aussi une révolution sociale dont les Jacobins noirs d'Haïti ont été les porteurs (ses archives sont aujourd'hui inscrites au Registre de la Mémoire du monde de l'UNESCO).

Génération 1956

Il se trouve que la naissance de l'UNESCO coïncide avec les débuts du processus d'indépendance des pays africains. Les manifestations indépendantistes dans la région d’Oran, en Algérie (mai 1945),  le mouvement syndicaliste à Douala, au Cameroun (septembre 1945), la grève générale à Dakar, au Sénégal (janvier 1946), la grève générale à Mombasa, au Kenya (janvier 1947), l’insurrection indépendantiste à Magdagascar (mars 1947), sont autant de manifestations, souvent violentes, de la volonté des peuples africains d'entrer sur la grande scène de l'histoire, pour reprendre l'expression du poète martiniquais Aimé Césaire. Il concluait son discours « Culture et colonisation » au Premier Congrès des écrivains et noirs (Paris, 1956), par ces mots qui se sont gravés dans nos mémoires : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l'histoire ».

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(Le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs s'est tenu à Paris, du 19 au 22 septembre 1956. © DR)

La génération d'intellectuels à laquelle appartient Aimé Césaire, et que l'on pourrait surnommer « Génération 1956 », en référence au Premier Congrès des écrivains et artistes noirs et à la création de la Société africaine de culture, participe pleinement à la fois au débat sur le colonialisme et au débat sur la culture. L'année 1956 est aussi celle qui verra le premier Africain agrégé de l'université en histoire à la Sorbonne, le Burkinabé Joseph Ki-Zerbo, appelé à devenir l'une des chevilles ouvrière de l'Histoire générale de l'Afrique.

Quelle qu'ait été leur cursus universitaire, les jeunes philosophes, théologiens, écrivains, physiciens, mathématiciens, médecins africains de cette génération, y compris les nouvelles figures politiques du continent, ont tous eu en commun la passion de l'histoire. Cela contribuera efficacement à l'action de l'UNESCO, qui entreprendra la rédaction de l'Histoire générale de l'Afrique, à la demande des Etats africains qui venaient d'accéder à leur indépendance.

Souvenons-nous de la dernière lettre que Patrice Lumumba a adressée à sa femme Pauline, en novembre 1960, peu avant sa mort. Il écrivait: « L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité ».

Il a vu juste, et pourtant l'histoire lui a donné tort sur un point : c'est justement une agence des Nations Unies, l'UNESCO, qui allait prendre en charge la rédaction de cette histoire.

En 1962, le Ghana, premier pays indépendant d'Afrique subsaharienne, a organisé à Accra le Premier Congrès international des africanistes, réunissant des savants du monde entier qui ont reconnu la nécessité, voire la légitimité, d'une telle démarche.

Entre 1964 et 1999, les quelques 350 spécialistes engagés dans le projet de l'Histoire générale de l'Afrique, allaient poser les fondements méthodologiques et épistémologiques et rédiger près de 10.000 pages, répartis en huit volumes.

Portée et perspectives de l'ouvrage

Dès 1994, l'Histoire générale de l'Afrique a ouvert les portes à un autre projet d'envergure porté par l'UNESCO, La Route de l'esclave, lancé à Ouidah, au Bénin. Il a pour objectif de contribuer à une meilleure compréhension des enjeux et des conséquences de l’esclavage dans le monde et de mettre en lumière les interactions culturelles issues de cette histoire. L'outil principal de ce projet est la recherche historique et scientifique qui a donné lieu à une bonne vingtaine d'ouvrages.

Les effets de l'Histoire générale de l'Afrique, et des projets qui en sont issus, vont bien au-delà des sphères scientifiques et universitaires. La Rote de l'Esclave a certainement joué son rôle dans la reconnaissance de la traite négrière et de l'esclavage comme crime contre l'humanité à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance, qui s'est tenue à Durban, en Afrique du Sud, en 2001.

D'une manière générale, l'Histoire de l'Afrique de l'UNESCO est liée à tout le processus d'unification du continent, depuis l'Organisation de l'unité africaine (OUA) jusqu'à l'Union africaine d'aujourd'hui.

A titre d'exemple, la Charte de la renaissance culturelle africaine, adoptée par les chefs d'Etats et de gouvernements africains à Khartoum (Soudan) en 2006, stipule que l'unité du continent repose avant tout sur son histoire et que l'identité africaine ne peut se construire durablement que  sur la base des enseignements et des acquis de l'Histoire générale de l'Afrique publiée par l'UNESCO. Les signataires considèrent que cet ouvrage « constitue une base valable pour l’enseignement de l’histoire de l’Afrique et recommandent sa large diffusion y compris dans les langues africaines et recommandent en outre la publication de versions abrégées et simplifiées de l’Histoire de l’Afrique pour le grand public ».

J'aimerais souligner que parmi les premiers pays qui ont entrepris de promouvoir l'ouvrage dans l'enseignement national figure un grand pays d'Amérique du Sud : le Brésil. Ce pays a non seulement reconnu la part africaine de son histoire, mais il a fait obligation à l'ensemble des Etats constitutifs de la fédération d'enseigner aux enfants l'histoire de l'Afrique, sur la base de l'ouvrage publié par l'UNESCO. Celui-ci a été traduit en portugais et des manuels pédagogiques sont en train d'être préparés.

Cela permet d'imaginer que l'Histoire générale de l'Afrique trouvera sa place dans les manuels scolaires d'histoire dans tous les pays africains et de la diaspora, mais aussi ailleurs dans le monde. Un idéal que  le Comité scientifique que je préside, chargé de promouvoir l’utilisation pédagogique de l'Histoire générale de l'Afrique, se propose de traduire en réalité.

Pour citer une des actions entreprises récemment : l'UNESCO a lancé, le 7 octobre 2015, une Coalition internationale d’artistes dont la mission est de soutenir la promotion de cet ouvrage auprès du public jeune et des décideurs politiques.

Il est évident qu'une vingtaine d'années après l'achèvement de cet ouvrage, les nouvelles générations d'historiens ont voulu y regarder de plus près et contribuer à leur tour à cette Histoire. Un neuvième volume l'Histoire générale de l'Afrique est actuellement en cours de rédaction. Ce travail est effectivement nécessaire, en particulier dans le domaine de l'épistémologie, car il est indispensable de revenir sans cesse sur les concepts négatifs et contraignants qui obèrent la construction de l'historicité africaine.

Elikia M'Bokolo

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E. M'Bokolo, historien congolais, préside le Comité scientifique chargé de promouvoir l’utilisation pédagogique de l'Histoire générale de l'Afrique, publiée par l'UNESCO.

Invité en tant que conférencier d’honneur à la conférence « Faire la différence : soixante-dix ans d'actions de l'UNESCO » qui s'est tenue au siège de l'Organisation, les  28 et 29 octobre 2015, il est intervenu sur le thème « Pourquoi l'Histoire ? Réflexions sur la pertinence des sciences historiques pour l'action de l'UNESCO ». Cet article est extrait de sa conférence.