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19.04.2012 - Le Courrier de l'UNESCO

L'Index Translationum et la sociologie de la traduction : comprendre les échanges culturels internationaux

Analyse de réseaux entre les éditeurs américains et les éditeurs français selon le nombre de titres traduits du français en anglais (1990-2003). Source : Gisèle Sapiro, Les Échanges littéraires entre Paris et New York à l’ère de la globalisation, CESSP, 2010.

Plus un groupe linguistique est central, plus sa part dans le nombre total de titres traduits est grande, affirme le sociologue hollandais Johan Heilbron. En utilisant les données de l’Index Translationum, il a mis en évidence les rapports de force entre les langues et l’accroissement de la domination de la langue anglaise dans le système mondial des flux de livres.

Selon les auteurs du présent article, Cécile Balayer et Mauricio Bustamante, l’Index Translationum constitue un outil indispensable pour élargir nos connaissances sur le phénomène de la globalisation et la circulation internationale des biens culturels. Mais, il faut le manier avec précaution. 

L’analyse des flux de traduction à l'échelle du monde constitue désormais un acquis important pour les travaux sur la circulation des idées. La traduction suppose en effet un espace de relations transnationales constitué à partir de plusieurs acteurs (groupes linguistiques, pays, éditeurs, traducteurs, etc.) liés entre eux par des relations asymétriques de concurrence. Cet espace se prêtant à des analyses sociologiques, plusieurs recherches se sont développées sur les conditions sociales de la circulation internationale des biens culturels<a href="#_edn1" name="_ednref1">[1]</a>.

Reprenant les notions de « centre » et « périphérie » élaborées par Abram De Swaan pour le système des relations entre les langues<a href="#_edn2" name="_ednref2">[2]</a>, Johan Heilbron les a appliqués, en 1999<a href="#_edn3" name="_ednref3">[3]</a>, au système des traductions, mettant ainsi en évidence les rapports de force entre les différents groupes linguistiques, sur le marché mondial de la traduction, caractérisé par une forte hiérarchisation : « plus un groupe linguistique est central, plus sa part, dans le nombre total de titres traduits est grande ». Utilisant les données de l’Index Translationum, il a montré que la part des traductions de l’anglais est passée de 45% en 1980 à 59% en 1990, ce qui met en évidence l’accroissement de la domination de la langue anglaise dans le système mondial des flux de livres.

Le français, l’allemand et le russe constituent les trois langues centrales ; les aires linguistiques correspondantes accueillent relativement peu de traductions, mais exportent massivement leurs ouvrages. En revanche, les qualificatifs « semi-périphériques » et « périphériques » concernent les autres langues, confinées dans une position assez marginale au sein des échanges culturels internationaux : par le biais de la traduction, ces langues ont davantage tendance à importer des œuvres étrangères qu’à exporter leurs propres titres.

L’étude sociologique permet de dévoiler la spécificité et le niveau d’interaction des logiques politique, économique et culturelle, cherchant à les restituer dans leur contexte historique spécifique. Il s’agit en effet de rendre compte de la valeur symbolique de la traduction.<a href="#_edn4" name="_ednref4">[4]</a> Les logiques évoquées sont aussi variables en fonction du degré de centralité des pays dans le système mondial et la taille du système national<a href="#_edn5" name="_ednref5">[5]</a>.

Ce modèle a ensuite été développé et nourri par les travaux publiés au sein de l’ouvrage Translatio dirigé par Gisèle Sapiro, où il est articulé à la théorie du champ éditorial de Pierre Bourdieu<a href="#_edn6" name="_ednref6">[6]</a> : le volet quantitatif élaboré notamment à l’aide de l’Index Translationum et de la base bibliographique Electre a permis de faire apparaître des évolutions nettes sur le marché de la traduction en France entre 1980 et 2002.

Pour sa part, Anaïs Bokobza a mis en évidence les apports de cet outil, « seule source donnant accès aux données nationales d’un grand nombre de pays, et donc permettant l’analyse des flux internationaux de livres »<a href="#_edn7" name="_ednref7">[7]</a>, mais également ses limites : l’impossibilité de distinguer les nouveautés, des rééditions et des réimpressions, les éventuelles imprécisions propres à chaque système national de recueil de données, auxquelles s’ajoute le manque d’information sur le pays d’origine. C’est pourquoi dans la mesure du possible, le croisement avec d’autres types de données est privilégié.

C’est à travers deux enquêtes récentes que nous montrerons l’apport de l’Index Translationum, qui constitue une source de plus en plus utilisée en sociologie de la traduction : la première concerne les échanges littéraires entre Paris et New York, deux centres du marché mondial du livre, alors que la seconde présente une étude de cas relative aux traductions des œuvres d'un auteur, Pierre Bourdieu, dans le monde.

Paris - New York : des échanges asymétriques et des configurations nationales dissemblables

L’étude des échanges littéraires entre Paris et New York, entre 1990 et 2003<a href="#_edn8" name="_ednref8">[8]</a> repose sur des données quantitatives construites notamment à partir de l’Index<a href="#_edn9" name="_ednref9">[9]</a>, mais aussi sur des entretiens auprès de traducteurs, d’éditeurs, ainsi que d’agents étatiques proposant des aides à la traduction. L’enquête a mis en évidence les conditions sociales de la circulation des œuvres littéraires, entre la France et les États-Unis, permettant ainsi, par le biais de la traduction, de confronter deux espaces éditoriaux structurés de manière différente (du point de vue des statuts juridiques, de la part de l’intervention de l’État, de la division du travail et des principes de classification en vigueur dans chaque pays). Il s’agissait plus précisément de montrer les logiques d’importation et d’exportation des livres entre ces deux aires géographiques dont les langues sont, respectivement, « hyper-centrale » et « centrale ».

Selon l’Index Translationum, en France, environ 2/3 des traductions proviennent de l’anglais, alors qu’aux États-Unis, la part des titres français sur l’ensemble des traductions est de 1/5. Cette asymétrie exprime un rapport différencié aux œuvres traduites et révèle les spécificités de chaque marché national<a href="#_edn10" name="_ednref10">[10]</a>. La vraie différence tient à la place des traductions (environ 3% de la production éditoriale aux États-Unis contre 18% en France). Le décalage est plus flagrant dans les nouveautés romanesques. En 2005, les traductions représentaient 42,7% des ouvrages de littérature publiés en France ; les deux tiers provenaient de l’anglais.

Aux États-Unis, les œuvres traduites du français, qui sont pour la plupart des ouvrages « haut de gamme », sont publiées en grande partie par le secteur à but non lucratif, notamment les presses universitaires. En France, les traductions de l’anglais sont éditées le plus souvent par des grandes maisons anciennes, ayant des collections autant pour le grand public que pour un lectorat plus restreint. Mais une grande partie des traductions de l'anglais en français concernent des genres plus commerciaux (best-sellers, thrillers, etc.). N’ayant souvent pas les moyens d’acquérir des livres en anglais, nombre de petits éditeurs préfèrent investir dans la traduction de langues périphériques, autant de niches permettant de se distinguer au sein du marché éditorial national.

La traduction : une mesure de consécration internationale

L’article paru dans la revue Sociologica<a href="#_edn11" name="_ednref11">[11]</a> est une tentative pour mettre en œuvre une analyse du processus de circulation internationale des savoirs à partir de la traduction des livres d’un auteur en sciences sociales. La plupart des études scientifiques se sont beaucoup intéressées aux citations des revues plutôt qu’aux traductions des livres. Cependant, ces études reposent sur des données bibliométriques, ce qui implique certains biais, notamment la surreprésentation des revues anglo-américaines, et limite l'étude de la réception pour le monde académique des pays plus périphériques ; enfin, le livre joue un rôle important dans la diffusion des connaissances scientifiques au sein des sciences humaines et sociales, ce rôle varie selon la discipline.<a href="#_edn12" name="_ednref12">[12]</a> Le livre a pour caractéristique de s’adresser à un public plus important que celui du cercle des universitaires et fait partie intégrante des débats dans le champ intellectuel plus large (journalistique, politique, culturel, mouvements sociaux, etc.).

L’enquête se propose d’examiner la traduction comme un indicateur de la réputation internationale du sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002). La principale source pour la construction de la base de données était la bibliographie réalisée par Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière<a href="#_edn13" name="_ednref13">[13]</a>, qui a été complétée avec les données de l'Index pour la période plus récente.

Cette étude montre que les ouvrages de l’ancien professeur au Collège de France ont été traduits dans 42 pays et 34 langues, entre 1958 et 2008.

L’œuvre de Bourdieu concerne 37 titres publiés en français et 347 titres traduits. Cette circulation distingue principalement deux phases : l’Italie et l’Allemagne sont les premiers pays à traduire les travaux de Bourdieu sur la culture et les intellectuels, la réception internationale de Bourdieu est alors essentiellement académique.

La traduction de son œuvre prend une autre dimension à partir de 1996, car sa réception est beaucoup plus intense : deux tiers des traductions de ses ouvrages sont réalisées après cette date. Cette évolution tient en partie à la publication de livres engagés, destinés à l’intervention dans l’espace public (Contre-feux, Sur la télévision, La misère du monde, etc.), qui connaissent une large diffusion. Bourdieu n’est désormais plus seulement un sociologue de renom, c’est un « penseur global » dont l’œuvre déborde le champ académique pour imprégner le champ intellectuel.

Sa réception internationale témoigne ainsi d’une sorte d’« effet Saint Matthieu »<a href="#_edn14" name="_ednref14">[14]</a> : plus un auteur est traduit plus il semble accroitre ses chances d’être traduit davantage. Mais, au-delà du simple constat empirique du nombre de livres traduits, son évolution peut être caractérisée par quatre facteurs : il comprend un nombre croissant de langues et de pays de traduction (effet Saint Matthieu), il tend à être traduit ainsi plus rapidement, il évolue à partir d’une importation fragmentée à une réception plus unifiée de son œuvre, il s'étend depuis le milieu universitaire au champ intellectuel plus large.

La sociologie de la traduction a trouvé ainsi une place privilégiée dans le vaste chantier de la sociologie des biens symboliques. L’Index Translationum fournit un matériel empirique riche et abondant, qui, manié avec précaution, constitue un outil indispensable pour élargir nos connaissances sur le phénomène de la globalisation et la circulation internationale des biens culturels.

Par Cécile Balayer et Mauricio Bustamante  

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<a href="#_ednref1" name="_edn1">[1]</a> Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002, vol. 145, no1, pp. 3–8.

<a href="#_ednref2" name="_edn2">[2]</a> Abram De Swaan, Words of the world: the global language system, Polity, 2001.

<a href="#_ednref3" name="_edn3">[3]</a> Johan Heilbron, “Towards a Sociology of Translation. Book Translations as a Cultural World System”, European Journal of Social Theory, 1999, vol. 2, n°4, pp. 429-444. Voir aussi la version remaniée de l’article en français : Johan Heilbron, « Le système mondial des traductions », in Gisèle Sapiro (dir.), Les contradictions de la globalisation éditoriale, Paris, Nouveau monde éditions, 2009.

<a href="#_ednref4" name="_edn4">[4]</a>Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, “Outlines for a sociology of translation: current issues and future prospects”, in Michaela Wolf et Alexandra Fukari (dirs.), Constructing a sociology of translation, John Benjamins Publishing Company, 2007, pp. 93–107.(Traduction française : « Pour une sociologie de la traduction : bilan et perspectives » : www.espacesse.org/art-257.html).

<a href="#_ednref5" name="_edn5">[5]</a>Johan Heilbron, « Échanges culturels transnationaux et mondialisation : quelques réflexions », Regards sociologiques, 2001, no22.

<a href="#_ednref6" name="_edn6">[6]</a> Gisèle Sapiro (dir.) Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008. Sur l’articulation avec la théorie de Pierre Bourdieu, voir Gisèle Sapiro, “Translation and the field of publishing. A commentary on Pierre Bourdieu’s ‘A conservative revolution in publishing’ from a translation perspective”, Translation Studies, 2008, vol. 1, n°2, 154-167.

<a href="#_ednref7" name="_edn7">[7]</a> Anaïs Bokobza, « L’analyse des flux de traduction et la construction des bases de données », in Gisèle Sapiro (dir.), Translatio, op. cit.,  p. 45-64.

<a href="#_ednref8" name="_edn8">[8]</a> Gisèle Sapiro, Les Échanges littéraires entre Paris et New York à l’ère de la globalisation, Centre européen de sociologie et de science politique, Paris, 2010. Le MOTif, Observatoire du livre et de l’écrit en Île-de-France, a financé la construction de la base de données, effectuée par Cécile Balayer, et son exploitation par Mauricio Bustamante. En ligne sur www.lemotif.fr

<a href="#_ednref9" name="_edn9">[9]</a> Suite à un important travail de mise en forme et de réflexion sur la construction des catégories, une base de 1124 titres de littérature traduits du français en anglais entre 1990 et 2003, comprenant 15 variables, a été constituée. Elles incluaient notamment des informations sur les auteurs, la date de publication, les éditeurs français et américains, les traducteurs. Ont été ajoutées des variables sur la date de parution de l’ouvrage en langue originale, le genre, la nationalité et le sexe de l’auteur.

<a href="#_ednref10" name="_edn10">[10]</a> Voir aussi, sur ce point, Gisèle Sapiro, “Globalization and cultural diversity in the book market: the case of translations in the US and in France”, Poetics, 2010, vol. 38, n°4, pp. 419-439.

<a href="#_ednref11" name="_edn11">[11]</a> Gisèle Sapiro et Mauricio Bustamante, “Translation as a Measure of International Consecration. Mapping the World Distribution of Bourdieu’s Books in Translation”, Sociologica, 2009, no 2-3.

<a href="#_ednref12" name="_edn12">[12]</a>Vincent Larivière et al., “The place of serials in referencing practices: Comparing natural sciences and engineering with social sciences and humanities”, Journal of the American Society for Information Science and Technology, 2006, vol. 57, no 8, pp. 997–1004 ; Yves Gingras, « La fièvre de l’évaluation de la recherche – Du mauvais usage de faux indicateurs », Bulletin de méthodologie sociologique, 2008, no100, pp. 42–44.

<a href="#_ednref13" name="_edn13">[13]</a> Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, Paris, Le temps des cerises, 2002.

<a href="#_ednref14" name="_edn14">[14]</a> Robert Merton, The Sociology of Science. Theoretical and Empirical Investigations, Univ. of Chicago Press, 1973.

 

 

 

 

 

 

 




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