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Mical Dréhi : Chaque langue est une brique nécessaire à l'édification d'un monde meilleur

20 Février 2016

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Mical Dréhi

Mical Dréhi est âgée d'une vingtaine d'années quand elle assiste à un drame dans un hôpital ivoirien : une jeune paysanne avait mis du sirop de nivaquine dans les yeux de son bébé, parce qu’elle ne savait pas lire. Bouleversée, la jeune étudiante de l’École Normale Supérieure (ENS) d'Abidjan, fille d'un instituteur qui lui a transmis la passion du livre, entame une double bataille : de jour, elle travaille dans une société d’édition panafricaine ; le soir, elle donne des cours au Centre para-télé-enseignement, qui prend en charge les exclus de l'éducation formelle.

Depuis, elle a parcouru un long chemin. Aujourd'hui, âgée de 63 ans, veuve et mère de sept enfants, Mical Dréhi n'a rien perdu de sa fougue de jeunesse.

Nous sommes à Abidjan, au milieu des années 1970. La maison d'édition où travaille Mical Dréhi publie une collection destinée au primaire : « Les livres jaunes de l’éducation télévisuelle ». Elle demande au directeur - un linguiste émérite et professeur à L’ENS - de consacrer une partie des bénéfices des ventes, aussi infime soit-elle, à la culture ivoirienne. « Qu’apportions-nous de spécifiquement d’africain, en tant qu'éditeurs ? », lui lance-t-elle. Elle n'a pas besoin de le convaincre longtemps.

A cette époque, la Société internationale de linguistique (SIL) et l’Institut de linguistique appliquée (ILA) avaient déjà mis en place un alphabet et réalisé des recherches sur la culture et les langues ivoiriennes. Mais elles dormaient au fond des tiroirs. Le professeur et la jeune diplômée rendent visite à ces institutions. Ils leur proposent de publier ces connaissances ensevelies, mais sans droits d'auteurs afin de pouvoir les vendre aux prix de revient, en y ajoutant seulement une marge pour les libraires qui accepteront de s'associer au projet. Le tour est joué.

Forte de cette expérience, Mical Dréhi crée en 1993, les Éditions Livre Sud (Edilis), spécialisée dans l’alphabétisation et la post-alphabétisation, et s'investit très vite dans la production de livres en français et en langues maternelles. « Mon objectif était de promouvoir l’apprentissage et l’acquisition des compétences de la vie courante auprès des jeunes et des adultes », explique-t-elle.

Il fallait développer un « environnement lettré en langues maternelles », pour les protéger, leur donner une chance de s'adapter à la modernité. « Les recherches montrent qu'une langue écrite a plus de chances de survivre, d'être promue et diffusée dans différents domaines de la vie sociale : école, médias, travail… », ajoute Mical Dréhi, qui s'est donné pour mission de « faire des langues locales, des langues partenaires du français ».

La langue officielle de la Côte d'Ivoire est le français, alors qu'une soixantaine de langues locales sont parlées dans le pays. « Mais le français n'est pas considéré comme la langue par excellence des Ivoiriens », selon l'éditrice. « Les chercheurs ont montré que les langues locales étaient parfaitement adaptées à l’environnement naturel et social de leurs utilisateurs et qu'elles correspondaient à leurs besoins matériels et culturels. Néanmoins, elles peinent à conquérir une place plus importante dans la vie de la nation moderne. » Elles seraient, en effet, essentiellement réservées à la communication privée, tandis que le français est principalement utilisé dans la vie publique.

Langues maternelles - enjeu national

Et pourtant, les langues locales essaient de se faire une place dans les médias depuis l'indépendance du pays en 1960, voire même un peu avant. « Cela a commencé par le baoulé, le bété, l'ébrié (atchan) et le malinké (dioula), mais c'est depuis 2003, que l’on assiste à une nette augmentation de leur nombre, de sorte que 28 langues qui sont actuellement prises en compte à la Radio et télévision nationale, et dans les radios communautaires. »

Et sur le plan de l'éducation ? « L’ILA a été créé juste après l'indépendance. Depuis, des dictionnaires, des syllabaires, des grammaires, des livres de lecture, de mathématiques, d’histoire et de géographie, des méthodes d’apprentissages ont été publiés dans plusieurs langues. » C'était indispensable pour créer une base théorique pour l'éducation en langues maternelles. Mais qu'en est-il dans la pratique ? « Le ministère de l’Éducation nationale a lancé en 1998, le Projet école intégrée (PEI), expérimenté dans 10 écoles, en 10 langues. Avec la crise politique, qui a secoué le pays notamment entre 2002 et 2007, il ne restait plus que 6 écoles. Mais actuellement le projet compte 39 écoles, implantées dans 10 préfectures, et qui dispensent des cours dans 14 langues locales. Et combien d'élèves sont touchés ? « Nous n'avons pas d'informations précises sur le nombre d'élèves, à l'heure actuelle. Les données disponibles datent de 2002, quand environ 1000 écoliers, encadrés par une quarantaine d’instituteurs, suivaient un enseignement en langues maternelles. » Dispose-t-on de manuels scolaires dans ces langues ? « Oui, il existe des manuels dans les langues du projet PEI, financés par le projet. Pour l’alphabétisation, Edilis a publié une série de syllabaires et d’ouvrages à thèmes fonctionnels, en français et en langues locales. Ils sont notamment utilisés par Caritas Côte d’Ivoire, l'Agence nationale d'appui au développement rural et la Compagnie ivoirienne pour le développement des textiles. Nous avons publié, par exemple, un ouvrage intitulé K¡r¡ni Sɛnɛ, en dioula, sur la production du coton. La majorité de nos ouvrages en langues locales sont édités sur fonds propres. »

Aujourd'hui, le catalogue d'Edilis comporte une cinquantaine de titres en langues locales : syllabaires, ouvrages sur la santé, l'hygiène, l’environnement et les techniques culturales, mais aussi des livres d'histoire et des recueils de proverbes et de contes, ainsi que des ouvrages bilingues de lecture courante pour la jeunesse. « Nous avons actuellement plus de 100 manuscrits qui attendent l'impression... et les fonds nécessaires à leur publication. Un dictionnaire en Caman (ebrié) et l’histoire du peuple Caman sont également en cours de réalisation. »

Qui sont les principaux acteurs associés à Edilis ? « Outre les auteurs et les traducteurs, les comités de langues, la SIL, l'ILA sont nos principaux associés », répond Mical Dréhi. Et pour la diffusion ? « La diffusion est assurée par les librairies qui ont accepté de nous accompagner, comme la Librairie de France Groupe, Arte'lettres, Carrefour, Aleph, la librairie du Commerce et l’Alliance Biblique de Côte d’Ivoire. Mais nous vendons aussi sur les sites internet d'Edilis et de l’ONG Savoir pour mieux vivre (Sapomivie)  ».

Trouve-t-elle les ventes satisfaisantes ? « Les ventes, bien que timides (5% par rapport aux ouvrages en français), sont actuellement en légère hausse », explique la PDG d'Edilis. « Je pense que les actions de promotion et de sensibilisation que nous menons depuis 2000 au sein d'Edilis, et depuis 2006 au sein de Sapomivie, ont fini par donner des fruits. La population s'intéresse davantage aux langues locales. Et surtout les jeunes. Je n'oublierai pas le regard amusé des parents d'un gamin de 12 ans, qui a réclamé un syllabaire de sa langue maternelle, lors d'une exposition que nous avions fait à Abidjan. Ils se sont aussitôt exécutés et l'enfant a fièrement rangé le livre dans son cartable. »

Qui dit enfant, dit jeu: Sapomivie a conçu le jeu de société Côte d’Ivoire, 60 langues = 1 Nation, qui associe activité intellectuelle et divertissement. « C’est un instrument qui peut participer efficacement au processus de réconciliation », insiste Mical Dréhi. Le hic : « Expérimenté depuis 2003, il est en attente de fonds pour l'édition de la mouture finale. »

Quand une journée devient une année

Si la publication sur les langues et en langues maternelles constitue la principale activité Edilis, l'ONG Sapomivie a pour mission d'éveiller les consciences ivoiriennes sur la richesse linguistique du pays et de sensibiliser la population sur la nécessité d’apprendre à écrire et à lire les langues locales. Mieux, « nous voulons attirer l’attention sur le fait qu'apprendre sa langue maternelle, la parler, la lire et l’écrire est reconnu comme un droit », affirme la présidente de l'ONG. « Les langues locales constituent un patrimoine commun à tous les Ivoiriens, qui joue un rôle essentiel au regard des différents enjeux de la cohésion sociale et de la reconstruction nationale. Nous voulons lever les barrières de la méfiance, pour rendre possible l’acceptation de l’autre dans sa différence.  »

Mical Dréhi souhaiterait donner à chaque Ivoirien l’envie d’apprendre au moins cinq langues locales. « Chaque langue est une brique nécessaire à l'édification d'un monde meilleur ». 


Quand on lui demande comment elle s'y prend pour faire comprendre tout cela à la population, Mical Dréhi sait par où commencer, mais pas par quoi terminer, tant les activités sont nombreuses : « Lors des manifestations organisées autour du livre - Salon du livre d’Abidjan, Fête du livre, Lire en fête – nous aménageons, sur le stand d'Edilis, un espace de lecture et d’échanges qui porte le nom de Jeanne de Cavally (1926-1990), pionnière de la littérature enfantine en Côte d'Ivoire. Nous y déposions des livres, pour permettre à ceux qui ne peuvent pas en acheter de lire un ouvrage de leur choix pendant la période de la manifestation. Si le lecteur est fidèle jusqu’au dernier jour, le livre lui est offert. Nous avons constaté que le plus souvent, les gens optaient pour les syllabaires de leur langue maternelle. Parallèlement, des animateurs initient le public à la lecture et à l'écriture en langues locales. Le taux de fréquentation ne fait qu'augmenter au fil du temps, au même titre que la demande de consacrer plus de temps à l’apprentissage des langues locales. Cet intérêt croissant pour nos langues, notamment chez les jeunes, m’a finalement amenée à organiser, à partir de 2003, les Journées des langues maternelles, qui étaient calées à des événements qui se déroulaient dans le pays, et qui attiraient un public important. Pendant cinq jours, nous organisions diverses activités liées à nos langues, avec la participation de nos partenaires. Le succès était tel, que cinq jours ne suffisaient plus, et nous sommes passés, en 2006, à la Quinzaine des langues maternelles, en partenariat avec trois établissements du secondaires : le Collège Moderne pK18 à Abobo, un quartier populeux, l’Institution Sacré Cœur d’Adjamé, un quartier semi-populeux, et le Lycée Sainte-Marie de Cocody, un quartier huppé. Là aussi, le succès n'a fait que rallonger la liste des établissements partenaires, qui sont aujourd'hui au nombre de 10. En 2008, la Quinzaine s'est étendue à d'autres régions du pays, et aujourd'hui, elle ne se limite plus à 15 jours, comme son nom l’indique, mais regroupe, tout au long de l’année, toutes les activités de promotion des langues maternelles. Elle en est aujourd’hui à sa 9e édition, avec comme thème Mariage mixte et bilinguisme : harmonie familiale, réconciliation nationale et intégration mondiale. Son slogan: Je parle ta langue, Tu parles ma langue ».

Beau travail ! Récompensé non seulement par l'intérêt grandissant du public, mais aussi par des prix. Deux fois lauréat du prix de lʼAcadémie des sciences, des arts, des cultures dʼAfrique et des diasporas africaines (Ascad), en 2013 et 2014, Sapomivie a aussi remporté la Palme de l’excellence féminine de l’association Africa Femmes Performantes en 2013 et le Prix International UNESCO-Confucius d’Alphabétisation 2013 pour le programme « J’apprends ta langue, tu apprends ma langue, nous nous comprenons, demain nous appartient. »


Sapomivie a également lancé un magazine, distribué gratuitement, pour informer sur ses activités et présenter les conférences prononcées au cours de la Quinzaine des langues maternelles. L'ONG y publiait également des extraits de traductions en langues locales des Confidences de Médor, roman d'une autre pionnière de la littérature de jeunesse en Côte-d’Ivoire, Micheline Coulibaly, qui est au programme des lycées et collèges. On ne peut que déplorer la suspension de la production de ce magazine, après le troisième numéro, en raison du manque de moyens financiers.

Mais combien sont-ils à travailler dans cette ONG, qui fait un travail aussi monumental ? « On peut dire deux personnes, d’une façon permanente et bénévole », répond Mical Dréhi. « Mais nous bénéficions de l'expertise des spécialistes, que nous appelons personnes ressources, et dont le nombre varie selon les besoins des projets ».

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Portrait de Mical Dréhi réalisé par Jasmina Šopova

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Mical Dréhi, titulaire d’un CAPES Géographie humaine, est PDG d'Edilis et présidente de Sapomivie.

Lire également:

Je rêve d'une Afrique où le livre est roi

Lauréats 2013 des prix d'alphabétisation (UNESCO)

Interview à l'occasion de la remise du prix UNESCO-Confucius d’Alphabétisation 2013

Voir :

Interview pour Africa Vision