<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 03:30:55 Jul 04, 2018, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide
Actualités

Écoutez la voix du lac

cou_02_18_tsa_tue_02.jpg

Le Grand Lac de l'Ours à la tombée de la nuit. Les autochtones croient que Tudze, « le cœur de l'eau », palpite dans les profondeurs de ce dernier grand lac encore intact de l'Arctique.

Les peuples du Grand Lac de l'Ours, dans la partie centrale des Territoires du Nord-Ouest, au Canada, ont pris leur destin en main. Après des décennies d'efforts, ils ont conquis en 2016 leur droit à l'autonomie. La même année, ils sont aussi parvenus à faire inscrire leur territoire, Tsá Tué, dans le Réseau mondial des réserves de biosphères de l'UNESCO. Les voilà bien partis pour préserver le « cœur de l'eau », dont dépend leur survie.

Chen Xiaorong

« Je sors en bateau six heures par jour et m'enfonce loin sur le lac, jusqu'à l'autre rive, lorsque le temps le permet. Je ne vois que des étendues sans fin... c'est là que vivaient mes ancêtres. Je le rappelle à mes fils : “Regardez la terre et elle vous racontera ce qu'elle a à vous dire. Vous ne voulez pas l'écouter ? Vous la connaissez pourtant par cœur...” » Celui qui exhorte ainsi ses fils à écouter la voix de la terre ancestrale et n'hésite pas à parcourir des étendues glacées de plus de 30 000 km2 s'appelle Raymond Tutcho. Il vit sur les bords du Grand Lac de l'Ours, le dernier grand lac encore intact de l'Arctique.

Le respect dû à la nature et aux anciens est enraciné dans l'esprit de son peuple, qui compte à peine 600 âmes, presque toutes des Sahtuto’ine de la communauté déné. Les Dénés sont un groupe des Premières Nations habitant la zone centrale des Territoires du Nord-Ouest, au Canada. Ils se sont fixés à Déline, petite agglomération située sur la rive occidentale du lac. Sahtuto’ine signifie « le peuple du lac de l'Ours », et Déline, « là où l'eau coule ». Tutcho est le chef du nouveau gouvernement Got'ine de Déline (GGD), le tout premier gouvernement autonome des peuples autochtones, formé en septembre 2016.

Liens millénaires

Pour les Sahtuto’ine, le lac renferme un tudze, « le cœur de l'eau ». Palpitant dans ses profondeurs, il pompe l'eau, source de vie, dans les rivières et les océans du monde. La pureté naturelle du Grand Lac de l'Ours est à l'origine de leur cosmologie, de leur histoire et de leur droit coutumier, tout comme de leur économie fondée sur les ressources renouvelables.

La spiritualité des Dénés repose sur un profond respect de tous les éléments du monde. Pour eux, animaux, oiseaux, poissons, tonnerre, éclairs, eau, rochers sont tous doués d’une force vitale intrinsèque. Tout ce qui est dans la nature est vivant, et possède un esprit qui lui est propre. C’est guidés par une telle vision du monde que ces intendants efficaces de la terre conservent l'essence même de leur identité sahtuto’ine.

Le message constamment réitéré par les anciens est qu'il faut se comporter en gardien responsable des cadeaux offerts par la terre : tant qu'on s'en occupera et qu'on les conservera en bon état, ils continueront de prodiguer leur bienfaits aux populations.

« Les liens qui nous unissent au lac et à ses environs remontent à des milliers d'années », souligne Charlie Neyelle, représentant des anciens du Grand Conseil. « Certains ont prédit que le Grand Lac de l'Ours serait le dernier endroit où l'eau vivrait parce que son cœur continuerait de battre », souligne-t-il, en ajoutant : « Mais si nous le poignardons et s’il meurt, tout le reste mourra avec lui. Pour empêcher que cela se produise, nous devons enseigner aux gens l'importance de l'eau. »

« L'argent ne compte pas pour nous », ajoute l'ancien Leon Modeste. Ce que redoute la communauté, ce sont de nouveaux projets de développement qui risquent de perturber l'équilibre naturel de la réserve.

Gérer la terre comme on l’entend

Bien que les anciens de Déline aient toujours appelé à ce que tous vivent en harmonie avec l'environnement, le changement climatique et les pressions exercées par un développement en plein essor obligent plus que jamais au respect des traditions et invitent à prendre de nouvelles mesures pour préserver le mode de vie ancestral.

La communauté vit essentiellement de la pêche et de la chasse. Son économie, fondée sur les ressources renouvelables, inclut quelques activités touristiques, qui vont s'étoffant, ainsi que le développement d'infrastructures.

L'obtention de l'autonomie a été un formidable tremplin économique. Conquise de haute lutte après des décennies d'activisme politique, elle signifie que les résidents de Déline possèdent désormais leur propre gouvernement, avec ses propres règles, et qu'ils pourront mieux œuvrer à la préservation de leur culture, de leur langue, de leurs pratiques spirituelles et d'un mode de vie intimement lié à la nature.

Ainsi, lorsqu'on s'est aperçu qu’en quinze ans le nombre de caribous avait chuté de 500 000 bêtes à 60 000 à cause du changement climatique, le GGD en a limité la chasse. « Des règles que nous respectons tous », indique Leonard Kenny, agent de développement économique communautaire au sein du GGD. Par contre, précise-t-il, son peuple continue « dans une certaine mesure » à chasser d'autres gibiers comme l'orignal.

C'est en 2013 que les anciens de Déline et les principaux organismes communautaires ont commencé à débattre de la création d'une réserve de biosphère. Le comité directeur de Tsá Tué a été formé l'année suivante. Ce partenariat entre organisations gouvernementales et non gouvernementales a élargi le consensus sur le rôle crucial que doivent jouer les peuples autochtones dans la gestion de leurs terres.

En mars 2016, Tsá Tué a été inscrit au Réseau mondial des réserves de biosphères de l'UNESCO, un événement applaudi par la communauté tout entière. « Le lac ne sait pas parler, nous allons parler pour lui », se félicite Gina Bayha, l'une des coordinatrices du projet.

Le Conseil de gérance de la réserve de biosphère de Tsá Tué, composé des résidents de Déline, est chargé de sa mise en œuvre. Il réunit des représentants du Conseil de gestion des ressources renouvelables de Déline, d'autres organismes clés de Déline, l'agence gouvernementale Parcs Canada, des anciens et des jeunes. Ses décisions sont prises par consensus.

D'une superficie totale de 93 300 km2, Tsá Tué est la plus vaste réserve de biosphère de l'Amérique du Nord. Elle englobe le Grand Lac de l'Ours (le plus grand lac situé entièrement à l'intérieur du territoire canadien) ainsi qu'une partie de son bassin versant, située dans le district de Déline, à l'intérieur des terres du Sahtu.

Composé d'immenses étendues sauvages de forêt boréale et de taïga, de rivières et de montagnes, ce bassin versant se divise en trois zones écologiques : taïga des plaines à l'ouest, taïga du bouclier au sud-est, comprenant le bassin de drainage des eaux de la rivière Camsell, et écozone du Bas-Arctique sur la berge nord-est du lac. Au sein de ces écozones, les terres sont encore classées en neuf régions écologiques et 22 écocirconscriptions. Chacune d'entre elles offre une combinaison de reliefs, de permafrost [sol gelé en permanence], de sols, de climat et de communautés biologiques qui leur confère un caractère unique.

Les eaux de Tsá Tué ont été globalement préservées de la pollution, ses pêcheries sont en bon état et ses rives regorgent d'animaux sauvages. Les plus abondants sont le caribou de la toundra, le grizzli, l'orignal et le bœuf musqué, auxquels s'ajoute une variété d'oiseaux migrateurs, attestant du haut niveau d'intégrité écologique de la réserve.


Le peuple du lac de l'Ours vit essentiellement des ressources renouvelables offertes par le lac.

Ne pas laisser la modernité tuer le cœur

Réconcilier tradition et modernité tout en permettant aux peuples autochtones de sauvegarder leur bien-être économique et social ne va pas de soi. Les Premières Nations du Canada ne font pas exception à ce problème. La vie moderne est intrinsèquement liée aux technologies modernes, dont l'utilisation est tributaire de la connaissance des langues modernes. Les jeunes apprennent l'anglais, mais perdent peu à peu tout lien avec leur langue tribale.

L'Atlas des langues en danger dans le monde de l'UNESCO indique qu'au Canada, 88 langues sont menacées. Parmi elles, le sahtúot’įnę yatį́, parlé par les peuples du Grand Lac de l'Ours et réparti en quatre groupes de locuteurs à travers le pays ‒ ils étaient 1 100 en 2006 ‒, est classé « en danger », ce qui signifie que les enfants n'apprennent plus leur langue maternelle dans le cadre familial. Entre « en danger » et « éteinte », il n’y a que trois étapes à franchir. Comment dans ce cas transmettre aux plus jeunes générations les connaissances et la sagesse des anciens ? Avec la langue disparaît aussi le savoir autochtone.

Le 6 décembre 2016, le premier ministre canadien Justin Trudeau a pris publiquement l'engagement  « que [son] gouvernement promulguera[it] une Loi sur les langues autochtones, conçue de façon conjointe avec les peuples autochtones, dans le but de préserver, de protéger et de revitaliser les langues des Premières Nations, des Métis et des Inuits » du pays.

Le GGD s'emploie à renforcer le système éducatif et prévoit d'adopter des lois garantissant à la population de Déline le droit à la formation dans sa langue et l’encourageant à l'utiliser dans sa vie professionnelle.

Ces efforts reflètent à la fois l'esprit d'ouverture du Canada et un retour de la souveraineté autochtone au sein de structures de gouvernance modernisées. D'importants enseignements peuvent être tirés pour appuyer d'autres initiatives concernant la biosphère, en vue d'instaurer de nouvelles relations de respect, d'harmonie et de solidarité entre l'humanité et la planète.

Il faut espérer que l'expérience engrangée à Tsá Tué contribuera à encourager d'autres communautés autochtones à s’impliquer davantage dans la gestion de leurs propres réserves de biosphère.

Avec cet article, le Courrier de l'UNESCO s’associe à la célébration de la Journée internationale de la diversité biologique (22 mai).     
 

Pour en savoir plus :

Le Réseau mondial des réserves de biosphères de l'UNESCO (WNBR)