<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 03:31:21 Jul 04, 2018, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide
Idées

Nous, serviteurs et locataires de la Terre

cou_2_18_diagne_01_bis.jpg

Homme nature (2016), aquarelle de Franck Lundangi.
© Franck Lundangi / Сortesia da Galeria Anne de Villepoix

Pour répondre au défi posé par la crise écologique mondiale, il est urgent de puiser dans le répertoire philosophique et spirituel de l'humanité, car celui-ci nous donne de belles leçons sur la nécessité de veiller sur la vie sous toutes ses formes. Ce que fait ici Souleymane Bachir Diagne, en croisant le roman philosophique d'un lettré andalou du XIIe siècle, une parole de sagesse africaine et des réflexions de philosophes occidentaux. Nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la Terre, avertit le philosophe sénégalais.

Souleymane Bachir Diagne

Mon propos sera de penser une crise majeure, la crise écologique, dont on conviendra qu’elle définit l’époque que nous vivons, en montrant comment l’histoire de la philosophie lui apporte un éclairage et nous donne une orientation concernant les actions à entreprendre pour y faire face. Plus précisément, je voudrais dire ici en quoi il existe une continuité entre la manière dont la philosophie nous aide à penser une politique de l’humanité et celle dont elle éclaire une politique d’« humanisation de la Terre », pour parler comme le philosophe et théologien français Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955). J'entends ici cette expression comme signifiant le devoir et la responsabilité qu'a l'humain d'agir en conséquence, à partir du moment où il comprend que la nature lui est confiée, à lui et à l'humanité à venir. Cela m’interdit par conséquent de me considérer comme « son maître et son possesseur », pour citer la phrase bien connue du philosophe français du XVIIe siècle René Descartes.

Sur ce point d’une philosophie à la fois spirituelle et écologique, je voudrais évoquer la pensée du lettré andalou Abou Bakr Ibn Tufayl (1105-1185), magistralement exprimée dans son opus magnum, le roman philosophique Hayy Ibn Yaqzān. Il y présente cette idée que, pour l’humain, réaliser pleinement son humanité, c’est parvenir à la conscience écologique, qui lui permet de comprendre à la fois le mouvement de son propre devenir et la responsabilité qui lui incombe de protéger la vie sur Terre.

Homo perfectus

Hayy Ibn Yaqzān, après sa traduction en latin en 1671 sous le titre Philosophus autodidactus, et plus tard en anglais, fut une source d’inspiration pour de nombreux écrivains, comme l’Anglais Daniel Defoe, l'auteur de Robinson Crusoé. En effet, le roman du philosophe andalou est le récit de la survie de Hayy, un enfant abandonné sur une île n’ayant jamais connu présence humaine, et qui est recueilli, protégé et nourri par une biche. À la mort de celle-ci, il apprend à se servir de sa main, de son intelligence pratique, puis théorique, dans une ontogenèse (développement de l'individu depuis sa conception jusqu'à la mort) qui récapitule la phylogenèse (évolution de l'espèce au cours des âges) : l’enfant se développe comme homo perfectus, l’insān kāmil du mysticisme islamique. En d’autres termes il devient un humain accompli qui retrouve non seulement l’essentiel de la civilisation (et notamment le feu), mais aussi le sens de la transcendance qui le mène à l’idée, puis à l’expérience, du divin. Du Philosophus autodidactus, on trouve écho dans le débat philosophique à propos de la table rase que serait notre faculté de connaître avant que l’expérience ne commence d’y inscrire nos savoirs. Ainsi a-t-on souligné la continuité entre l’idée qu’illustre le roman de Hayy et l'Essai sur l'entendement humain du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke.

On notera, au passage, que l’enseignement de l’histoire de la philosophie telle qu’elle est présentée dans la plupart des manuels ne fait guère place à un ouvrage de l’importance de celui d’Ibn Tufayl, ni à la tradition intellectuelle dans laquelle il s’inscrit : cela appelle une autre manière d’enseigner l’histoire de la philosophie, qui n’en fasse pas une affaire uniquement européenne.


Homme nature (2016), aquarelle de Franck Lundangi.

Le calife de Dieu sur Terre

Le premier ébranlement qui met en mouvement l’intelligence pratique puis théorique de l’enfant est la question à laquelle il est confronté, lorsqu'il est plongé dans la souffrance et l'incompréhension, au moment de la mort de sa mère la biche : qu’est-ce que cette chose, la vie, qui a quitté le corps de la mère et l’a rendue à jamais sourde aux appels de son enfant ? Pour répondre à cette question, Hayy se livre à la pratique de la dissection des animaux morts avant d’essayer de surprendre le principe vital chez des animaux encore vivants, effectuant sur eux des vivisections dont il ne voit pas alors, dans son ignorance et son innocence, la cruauté. Il abandonne ces recherches, là encore sur un constat d’échec. Plus tard, quand il accède à la pleine conscience de soi, de Dieu, de la Création, de sa place propre au sein de celle-ci et de sa responsabilité vis-à-vis d’elle, Hayy comprendra sa responsabilité de veiller sur la vie, sous toutes ses formes. Il ne prendra plus de la nature que ce qui est nécessaire à sa subsistance en s’assurant que la capacité de renouvellement de la vie est parfaitement préservée, et que la nature reconstitue ce qu’elle lui donne.

L’insistance d’Ibn Tufayl sur la conscience écologique de Hayy Ibn Yaqzān est une illustration philosophique de l’anthropologie coranique qui définit l’humain comme « le calife de Dieu sur terre ». Le mot calife, qui signifie remplaçant, et dont la meilleure traduction est sans doute lieutenant, ou plus précisément lieu-tenant si l’on prête attention à l'étymologie, enseigne à l’humain ce qu’il a à être et la responsabilité qui est la sienne de veiller sur son environnement, à savoir la Terre. Du reste, ce mot de calife, malgré ce qu'on peut entendre aujourd'hui, n'a, dans le Coran, que cette seule signification de dire la destination de l’humain. Un message important du livre du philosophe Ibn Tufayl est donc que l’humain est gardien de la Terre pour elle-même et pour les générations à venir, parce qu’il est originellement dépositaire de ce qui le fait lieu-tenant de Dieu sur Terre. Aujourd'hui, nous avons besoin plus que jamais d’entendre cette responsabilité, sans qu’elle soit nécessairement liée à une signification religieuse.

Faire humanité ensemble

Je récapitulerai mon propos en un mot : ubuntu. Ce mot bantu, ayant acquis une renommée mondiale grâce aux Sud-Africains Desmond Tutu et Nelson Mandela, se traduit littéralement par : « faire humanité ensemble », c'est-à-dire réaliser, grâce aux autres, l’humain que j’ai à devenir, et en même temps créer avec les autres « l’humanité une ».

D’être ainsi dépositaire de ce qui fait de moi un lieu-tenant de Dieu sur Terre me fait comprendre que « faire humanité ensemble » est le contraire de la prédation : cela me donne le devoir de veiller sur la vie en général, de penser que si les animaux en particulier ne formulent pas eux-mêmes des droits qui exigent d’être reconnus comme déclarés, ceux-ci n’en sont pas moins réels pour moi, du fait de mon humanité qui m’oblige envers eux.

Je ne suis pas de ceux qui à mon sens en font trop en voulant mettre à bas l’anthropocentrisme, et pour qui les différents règnes devraient être auto-représentés dans une sorte de « contrat naturel » venant remplacer le contrat social. Il n’est pas nécessaire de dissoudre l’humanité pour lui interdire de se comporter, comme l'écrivait un autre philosophe du XVIIe siècle, Baruch Spinoza, « comme un empire dans un empire », c'est-à-dire pour lui faire comprendre qu'elle n'est pas libre, ni séparée des nécessités naturelles. Il faut au contraire affirmer son humanité, mais l’affirmer comme ubuntu. Ubuntu est un concept philosophique à portée universelle et il me semble qu’il ramasse en lui la signification et le rôle des humanités, en particulier des humanités philosophiques. En montrant comment celles-ci peuvent nous éclairer, j’ai voulu bien entendu souligner leur contribution, voire leur « utilité ». Mais il ne s’agit ni d’exagérer ce que peut la philosophie, ni de se rendre à l’impératif de la rentabilité de savoirs considérés uniquement sous l’angle de leur mise en œuvre technique en forçant sur l’utilisation qui pourrait en être faite.

J’ai voulu plutôt montrer que s’agissant de la pensée et de l’action que commandent les crises majeures de notre temps, nous pouvons, nous devons, prendre appui aussi bien sur un roman philosophique écrit au XIIe siècle dans l’Espagne musulmane, que sur la pensée philosophique occidentale ou encore sur une parole de sagesse africaine. Pour répondre aux défis des temps qui changent, nous devons nous ressourcer dans ce que les humains ont pensé partout dans le monde et à des périodes différentes.

Autrement dit, j’ai voulu rappeler que la philosophie et les humanités en général font tout le sens d’une éducation dont la finalité est l’humain total, achevé, l’homo perfectus, qui sait s'appuyer sur la connaissance de l’histoire pour s'inventer un avenir que tous ensemble nous avons à construire.

Avec cet article, Le Courrier de l'UNESCO s'associe à la Journée internationale pour la diversité biologique (22 mai).

Lisez aussi le numéro du Courrier de l'UNESCO consacré à l'Homme et l'animal, février 1988.

Photographie :

Franck Lundangi

Souleymane Bachir Diagne

Souleymane Bachir Diagne (Sénégal) est philosophe et historien de la logique mathématique. Professeur à l’université de Columbia (New York), il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire de la logique et de la philosophie, à l'islam, aux sociétés et cultures africaines. En 2011, il a reçu le prix Édouard Glissant pour l’ensemble de son œuvre.