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Grand angle

L'humanité est une force géologique

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Photo de gauche : Francisca Chagas dos Santos à Rio Branco, Brésil. Photo de droite : Joseph et Endurance Edem avec leurs enfants, État de Bayelsa, Nigeria.

Les progrès technologiques modernes nous ont permis de nous épanouir en tant qu'espèce, mais ils nous ont expulsés hors de la scène évolutionnaire darwinienne. L’humanité est devenue une véritable force géologique, capable de retarder l'ère glaciaire et de conduire à une autre grande extinction dans les 300 à 600 ans à venir. Peut-on changer le cours des choses? Oui, quoique difficilement, estime l'historien Dipesh Chakrabarty.

Dipesh Chakrabarty répond aux questions de Shiraz Sidhva

Vous dites que les explications anthropogéniques du changement climatique sonnent le glas de la vieille distinction humaniste entre histoire humaine et histoire naturelle. Qu'entendez-vous par là ?

Jusqu'à une époque récente, nous pensions l'histoire de l’humanité uniquement en termes d’histoire documentée, laquelle remonte à quelque millénaires, voire à quelques-uns de plus, si l’on compte la préhistoire. Mais la science du changement climatique nous a obligés à réfléchir à la place que les humains occupent, depuis leur apparition, dans l'histoire de la planète. En effet, il nous fallait comprendre comment elle a évolué en réussissant, pendant près de 600 millions d'années, à préserver non seulement le climat, qui nous convient, mais aussi une atmosphère composée à 21 % d'oxygène.

Plus je progresse dans mes lectures scientifiques concernant le changement climatique, y compris la géologie et la biologie, plus je réalise à quel point nous sommes une apparition tardive dans l'histoire de l'évolution. Ce qui n'est pas accidentel, car des créatures complexes comme les êtres humains ne pouvaient qu'y apparaître très tardivement. La planète a produit la vie et s'est modifiée pour accueillir des formes de vie complexes et multicellulaires. Cette constatation a ébranlé mes habitudes d'historien de l'époque moderne, de l'Asie du Sud et de la période coloniale en particulier. J'étais habitué à étudier un monde vieux de 500 ans, tout au plus. L'annonce du changement climatique a tout changé.

Comme beaucoup d'historiens, je voyais la nature comme la toile de fond d'un théâtre dont les principaux acteurs étaient humains. Le postulat sur lequel nombre d'entre nous appuient leurs recherches − que ce qui compte dans l'histoire des hommes, c'est ce qu'ils se font les uns aux autres − ne semblait pas faux, mais à coup sûr limité.

L'histoire, en gros, raconte deux récits : comment les hommes se sont libérés des contraintes imposées par la nature et les causes naturelles, et comment ils ont compris qu'ils devaient se libérer de l'oppression exercée par d'autres hommes.   

J'ai réalisé, finalement, que l'histoire de notre évolution jouait un rôle clé, y compris dans nos histoires récentes. Ainsi, aucun humain ne peut confectionner un objet qu'il va manier sans faire l’hypothèse que nous avons un pouce opposable. Or ce pouce opposable, fruit d'une très lente évolution, est généralement considéré comme allant de soi. Nous évoquons le type d'épées qu'ont produites les Moghols, ou le type de poignards utilisés à Bagdad, comme s'il y avait toujours eu une main humaine capable de les brandir ou de les manier. Cette main est pourtant elle aussi l'aboutissement d'une longue histoire, qui est l'histoire de l'évolution.

Que voulez-vous dire quand vous déclarez que les humains constituent désormais une « force géologique » ?

Aujourd'hui, les actions des hommes modifient le climat de la planète tout entière. Tous ensemble, nous sommes donc devenus une force suffisamment puissante pour modifier le cycle habituel des périodes glaciaires et interglaciaires, qui se perpétuait depuis, disons, 130 000 ans. Nous avons en quelque sorte, grâce à nos progrès technologiques, notre croissance démographique et notre capacité à nous diffuser partout sur la planète, acquis le statut d'une force géologique.

Jusqu'à présent, nous considérions les êtres humains comme des agents biologiques, dans la mesure où nous avons un effet sur notre environnement et sur nous-mêmes, nous transmettons des maladies, etc. Mais il nous faut désormais adopter une perspective beaucoup plus large, car nous sommes en train de changer la face du monde. Et pas seulement sa face : les littoraux maritimes constituent un des endroits de la planète que les humains ont transformé, et où ces transformations laisseront des traces durables − avec la pêche en eau profonde, l'extraction minière, etc. Nous ne pouvons plus séparer l'action biologique des hommes de leur action géologique.

Plusieurs historiens de la longue durée ont suggéré que, ayant développé un grand cerveau et des moyens technologiques, nous nous sommes mis à croître à une vitesse bien supérieure à celle de l'évolution. L'idée est que, si nous avions acquis les techniques de pêche en eau profonde au rythme habituel des modifications évolutives, les poissons auraient eu le temps d'apprendre à éviter nos filets traînants. Mais nous nous sommes développés si rapidement que notre écosystème n'a pas eu le temps de se mettre à jour. Il est fascinant de penser qu'une seule espèce s'est en quelque sorte expulsée elle-même du théâtre de l'évolution darwinienne. Et cela a un tel impact sur l'histoire de la vie que de nombreux biologistes pensent que nous allons causer la sixième grande extinction dans les 300 à 600 ans qui viennent.

Pouvez-vous expliquer votre théorie selon laquelle il convient de recouper l'histoire du capital avec celle de l'espèce humaine ?

Les chercheurs qui s'intéressent au capitalisme ne s'occupent pas de biologie évolutionnaire. S'ils le faisaient, ils découvriraient peut-être une espèce appelée Homo sapiens qui a été un jour capable d'inventer une société industrielle moderne ou le capitalisme, appelez cela comme vous voulez, dont elle a fait sa stratégie pour prendre le contrôle de l'ensemble de la planète, et dominer la vie qui s'y trouve.

La diffusion des êtres humains sur la surface de la Terre n'a été possible qu'au cours des quelques derniers millénaires. Le capitalisme n'est pas aussi vieux que nous, mais si on regarde ce qui s'est passé avec l'arrivée des grands voiliers, puis des bateaux à vapeur, on réalise que c'est le continent européen qui a envoyé sa population à travers le monde. Ne pourrait-on pas dire, par conséquent, que le capitalisme a été une stratégie employée pour prendre le contrôle de la planète ? Cela signifie, j'en conviens, qu'il faut distinguer les riches des pauvres, mais les deux groupes appartiennent à la même espèce.

Votre remarque, que « les pauvres participent tout autant que les riches à cette histoire partagée de l'évolution humaine », a été critiquée par certains de vos collègues. Que leur répondez-vous ?

Je suis aussi perplexe devant la réaction d'Andreas Malm à certaines propositions dont je n'imaginais pas qu'elles puissent poser problème, qu'il l'est devant mes déclarations. Je pense que la façon dont il interprète ma citation dans son article a quelque chose qui peut prêter à confusion, car il donne l'impression que je suggérais que les pauvres sont aussi directement responsables des émissions de CO2 que les riches.

Je n'ai jamais prétendu cela, car chacun sait qu'un pauvre n'émet pas autant de gaz à effet de serre qu'un riche, et qu'une poignée de pays seulement sont responsables de la majeure partie des émissions anthropogéniques de ces gaz. Pour moi, la question n’est pas là. Le point que je veux plutôt souligner est le suivant : lorsque les Indiens et les Chinois défendent l'utilisation du charbon et d'autres combustibles fossiles (même si cette tendance est un peu atténuée par la baisse des prix des sources d'énergie renouvelables) dans le but de sortir les gens de la pauvreté, leur raisonnement n’est pas dénué de sens, si on tient compte du fait que ce sont des pays extrêmement peuplés et que le nombre des pauvres concernés est effectivement très élevé.

L'histoire des populations, ai-je suggéré, appartient à deux histoires simultanées : l'histoire de la modernisation, des programmes de santé publique, des remèdes modernes comme les antibiotiques (en partie tributaires de la production de combustibles fossiles), l'éradication des pandémies, des épidémies, des famines, etc., et l'histoire de l'espèce humaine. Comment nier que les pauvres appartiennent eux aussi à l'espèce Homo sapiens ? Les pauvres n'auraient-ils pas de pouce opposable ? N'ont-ils pas leur place dans l'histoire de l'évolution ?

À part celle des humains, il n’a jamais existé dans l'histoire de la vie biologique sur Terre d’autre espèce qui se soit montrée capable de coloniser la planète tout entière (je parle ici de la colonisation qui s’est produite il y a des milliers d'années, bien avant l’apparition de la pauvreté de masse) et de se hisser au sommet de la chaîne alimentaire en si peu de temps (au regard de l'histoire de l'évolution). Si nous parvenons à améliorer le sort des sept – et demain neuf – milliards d'individus peuplant la planète, la pression exercée sur la biosphère augmentera, c'est certain. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas améliorer l'existence des pauvres.

Je me suis efforcé de montrer dans mes travaux les conséquences des désirs d’industrialisation et de modernisation de la plupart des humains. Prenons l'exemple de Jawaharlal Nehru (Inde), Gamal Abdel Nasser (Égypte), Julius Nyerere (Tanzanie) ou d'autres dirigeants du tiers-monde des années 1950 et 1960. Tous voulaient moderniser leurs pays, non par pure fascination pour la technologie, mais dans un esprit éthique. Si Nehru voulait construire des barrages, c'était surtout pour pouvoir produire davantage de denrées alimentaires et empêcher les gens de mourir de faim.

Depuis les années 1970, la pensée politique est axée sur les droits de l'homme et sur l'épanouissement des individus, quel que soit leur nombre. Le changement climatique et les propositions scientifiques associées sont arrivés à un moment où nous étions précisément en train d’apprécier ces choses qui, nous disent les climatologues, pourraient mettre en péril notre existence à long terme.  


Photo de gauche: Lucas Williams sur le terrain de chasse Lawshe Plantation en Caroline du Sud, États-Unis, en octobre 2015 ; photo de droite : Anchalee Koyama dans le quartier de Taweewattana, Bangkok, Thaïlande, en novembre 2011.

Dans quelles proportions la mondialisation est-elle responsable de tout cela ?

Cela fait trente ou quarante ans que nous nous sommes mondialisés, grâce au développement des technologies de la connectivité. Nous apprécions tous de pouvoir communiquer quotidiennement avec ceux que nous aimons à travers le globe, ou de pouvoir, d'un coup d'aile d'avion, nous rendre en quelques heures à l'autre bout du monde pour explorer d'autres pays, faire des affaires ou rendre visite à nos proches ou nos amis.  

Mais l'histoire de la mondialisation nous montre que nous en sommes venus à réellement aimer ce qui s'avère être une cause possible de notre fin géologique, à savoir notre capacité d'affecter la planète à grande échelle. Or au niveau de notre vécu quotidien, nous y voyons l'une des conditions de l'épanouissement humain.

D’une part, il y a en nous une inertie naturelle, née d'attachements historiques aux  institutions, aux structures familiales, à la mondialisation. D’autre part, nous ne sommes capables de penser qu'à notre avenir immédiat : les humains le pensent sur soixante-dix à quatre-vingt ans, c’est-à-dire sur deux ou à trois génération tout au plus. C'est pourquoi nous avons beaucoup de difficulté à nous rassembler et à organiser des actions synchronisées contre le changement climatique. Nous voyons à quel point piétinent les négociations concernant le changement climatique − sous l'égide de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). À cela s'ajoute que chaque pays est aussi impliqué dans son propre programme de développement.

Maintenant que nous sommes conscients de ne pas être maîtres et possesseurs de la nature, que nous reste-t-il à imaginer ?

Nous devrions avant tout renoncer aux mythes qui vantent la supériorité humaine : le temps où nous imaginions que l'homme maîtrisait la nature est révolu. Nous savons maintenant qu'il y a là une planète, qui, heureusement pour nous, a permis à des formes de vie complexes de se développer. Nous connaissons maintenant l’existence d’un système climatique planétaire, et savons que les processus planétaires, géobiologiques et chimiques, sont indispensables à notre survie et à la survie de la vie complexe. Lorsque vous détruisez les sols, par exemple, il leur faut des millions d'années pour se régénérer.

Donc, nous devons impérativement être moins dépensiers, nous devons trouver une façon de vivre là où nous sommes qui soit rationnelle et intelligente, et cesser de consommer autant. Et nous devons trouver des moyens de réduire notre population qui soient à la fois rationnels et démocratiques, non violents, adaptés aux besoins des pauvres.

La question est maintenant de savoir comment on y parvient. Il est très difficile dans le monde actuel de dire aux gens de cesser de voyager, ou de ne pas utiliser les avantages offerts par des nouvelles technologies comme les smartphones, qui, nous le savons, épuisent des terres rares. Il est important que nous reconnaissions l’existence de contradictions entre nos envies immédiates et nos connaissances sur le changement climatique.

Il nous faut un autre type de société : nous ne pouvons maintenir la forme actuelle du capitalisme pendant encore 100 ou 200 ans. La bonne démarche serait de nous rééduquer sur le plan du consumérisme et sur celui de nos désirs. Et il est de notre responsabilité de faire passer ce message, dans les universités et les écoles.

Vous avez déclaré qu'une crise était aussi une bonne occasion de retrouver sa créativité.

Plus la crise s'aggravera, plus elle suscitera de réponses créatives. Je pense qu'on verra s'élever des dirigeants charismatiques qui briseront les chaînes du consumérisme et nous inspireront, comme jadis le Mahatma Gandhi.

Photographies :

Gideon Mendel

Dipesh Chakrabarty

Dipesh Chakrabarty est un historien australien et américain d'origine indienne. Il est titulaire de la chaire d'histoire Lawrence A. Kimpton de l'université de Chicago, aux États-Unis. Il a publié, entre autres,  Provincialiser l'Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique (2000, trad. française 2009) et « The Climate of History: Four Thesis », Critical Inquiry (2009).