<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 09:40:29 Nov 27, 2018, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide
Grand angle

Contre l’impasse individualiste

cou_04_18_laski_01_web.jpg

Les droits de l'homme (1995), œuvre de l’artiste belge d’origine algérienne Boubeker Hamsi.

« Toute tentative des Nations Unies pour élaborer une déclaration des droits de l'homme fondée sur les conceptions individualistes, serait inévitablement vouée à l'échec », écrivait le professeur britannique de sciences politiques Harold J. Laski (1893-1950). Selon lui, pour dépasser la conception individualiste, l’État doit intervenir et assurer un certain nombre de droits sociaux. Telle est sa réponse à l’enquête de l’UNESCO sur les fondements philosophiques des droits de l'homme, envoyée de Londres, en juin 1947, sous le titre « Towards a Universal Declaration of Human Rights » (Vers une Déclaration universelle des droits de l'homme), dont nous publions des extraits.

Harold Joseph Laski

Si un document aussi important qu'une déclaration universelle des droits de l'homme doit avoir une influence et une signification durables, il est essentiel de ne pas oublier que les grandes déclarations du passé sont tout particulièrement un héritage de la civilisation occidentale ; qu'elles sont étroitement rattachées à une tradition protestante bourgeoise, qui est elle-même caractéristique de l'avènement au pouvoir de la bourgeoisie, et que, bien qu'ils soient universels par la forme, les efforts faits pour appliquer ce principe ont trop rarement produit des résultats aux niveaux inférieurs à celui de la classe moyenne.

Le principe de « l'égalité devant la loi » n'a guère eu de sens pour les travailleurs dans la plupart des communautés politiques et moins de sens encore pour les nègres des États du Sud des États-Unis.

La « liberté d'association » n'a été reconnue aux syndicats de Grande-Bretagne qu'en 1871. En France, à l'exception d'une brève période en 1848, elle n'a prévalu qu'en 1884. En Allemagne, il a fallu attendre les dernières années du régime bismarckien pour en obtenir la reconnaissance même partielle. Aux États-Unis, elle n'est vraiment passée dans les faits qu'avec le National Labour Relations Act  (Loi nationale sur les rapports syndicaux) de 1935 et se trouve en ce moment même sérieusement menacée par le Congrès. Tous les droits proclamés dans les grands documents de ce genre ne font qu'exprimer des aspirations dont la réalisation est limitée, dans toute communauté politique, par l'idée que la classe dirigeante se fait de leur répercussion possible sur les intérêts que cette classe est résolue à défendre.

Il ne faut pas oublier, en outre, que les anciennes déclarations des droits sont fondées sur l'antagonisme présumé entre la liberté du citoyen individuel et l'autorité du gouvernement dans la communauté politique. Un problème plus complexe s'est posé du fait que les auteurs de ces déclarations ont plus ou moins consciemment admis que tout ce qui est ajouté au pouvoir du gouvernement est enlevé à la liberté individuelle. Les maximes célèbres, telles que celles de Bentham : « Chacun est le meilleur juge de son intérêt et chacun doit compter pour un, et pas davantage », ne s'appliquent qu'à une forme de société, du type si éloquemment décrit par Adam Smith, où, par « le simple jeu de la liberté naturelle, les hommes, engagés dans une rivalité farouche sur le terrain économique, seraient menés, comme par une main invisible, à servir une fin qu'aucun d'eux, pris individuellement, ne se propose », une fin qui, par une alchimie mystérieuse, se trouve être le bien de la communauté.

Même si l'on prétend, et il est pour le moins douteux que l'on puisse le prétendre, que cette conception libérale ait jamais été valable, elle ne l'est certainement plus aujourd'hui. Certains éléments essentiels du bien commun dépendent d'une action de l'État. Les conditions d'éducation, de logement, de santé, d'assurance contre le chômage ne peuvent atteindre à un niveau satisfaisant pour l'ensemble d'une société évoluée dans la civilisation occidentale par la simple coopération des citoyens et sans l’intervention du gouvernement. Il devient donc évident, en étudiant la question de près, que, bien loin qu'il existe un antagonisme nécessaire entre la liberté individuelle et l'autorité gouvernementale, dans certains domaines de la vie sociale, l'exercice d'une telle autorité est nécessaire à la liberté. Une déclaration des droits qui n'en tiendrait pas compte ne pourrait s'appliquer à notre époque [...]

Différences idéologiques

À la lumière de ces considérations, toute tentative des Nations Unies pour élaborer une déclaration des droits de l'homme fondée sur les conceptions individualistes, serait inévitablement vouée à l'échec. Une telle déclaration aurait peu d'autorité dans les sociétés politiques qui, en nombre de plus en plus grand, à un degré de plus en plus important, éprouvent le besoin d'organiser leur vie sociale et économique. Il est même légitime d'aller plus loin et d'affirmer qu'une telle déclaration, fondée sur les principes de l'individualisme, serait considérée,  par les défenseurs de principes historiques confrontés actuellement à de graves défis, comme une menace contre un nouveau mode de vie. L'effet en serait de disperser, et non d'unifier, les premières tentatives en vue d'atteindre un but commun à l'aide d'institutions communes et de principes de conduite communs, tentatives qu'une déclaration de ce genre se doit d'encourager.

En fait, si une déclaration de ce genre ne tient pas compte des importantes différences idéologiques qui existent entre les sociétés politiques et de leurs effets sur le comportement individuel et collectif, il n'y aura rien à gagner et beaucoup à perdre en la formulant. Ignorer ces différences serait méconnaître complètement l'abîme qui sépare l'attitude qu'une société socialiste d'une part, ou même une société qui tente une expérience socialiste, et une société capitaliste d'autre part, peuvent adopter à l'égard de la propriété privée ; du droit civil et pénal ; des services de santé et d'éducation ; de la possibilité pour chacun d'être dispensé de gagner son pain à un certain âge ; du rôle que jouent les arts, et, à vrai dire, la culture dans son sens le plus large, au sein de la société ; des méthodes de diffusion des informations et des idées ; du choix d'une profession ; de l'avancement à l'intérieur de cette profession et des rapports du syndicalisme avec le progrès économique. [...]

Le poids de la classe dominante

Il est difficile, en outre, d'ignorer la conclusion si bien formulée par Marx, affirmant que « les idées dominantes d'une époque sont celles de sa classe dominante ». Il s'ensuit que, du point de vue historique, les déclarations des droits de l'homme n'ont été, en réalité, que des tentatives de consacrer les droits qu'une classe dominante donnée, à une époque donnée de la vie d'une société politique, estimait être d'une importance particulière, pour ses propres membres. Il est sans doute vrai que souvent, et même d'ordinaire, ces déclarations étaient rédigées de façon à avoir une portée universelle, et peut-être même, cette prétention à l'université leur a-t-elle permis d'exercer une influence au-delà de leur aire d'application. Mais en général, il reste vrai que, dans la pratique, elles répondaient à des circonstances particulières et dans la mesure du possible, coïncidaient avec ce qu'une classe dominante croyait être son intérêt, ou la limite de concessions prudentes. [...]

Vers une déclaration hardie et concrète

Une déclaration internationale des droits de l'homme qui serait fondée sur ces prémisses, et élaborée selon ces conclusions, dans laquelle les hommes et les femmes du monde entier pourraient trouver un programme d'action, contribuerait certainement à faire reconnaître la nécessité de réformes qui ne peuvent être refusées beaucoup plus longtemps sans que l'on provoque une violente révolution dans un pays, une violente contre-révolution dans un autre et même, perspective plus terrible encore, un conflit international qui revêtirait sans doute facilement le caractère d'une guerre civile mondiale.

Pour qu'une telle déclaration exerce l'influence voulue, il faudra qu'elle soit à la fois hardie dans ses principes généraux et concrète dans ses dispositions particulières. Elle devra tenir compte plutôt des possibilités qui tentent de se faire jour, que de traditions qui agonisent sous nos yeux. Il vaudrait mieux se passer de déclaration que d'avoir une déclaration timide et imprécise, ou qui cherche à réaliser un compromis difficile entre des principes d'action sociale inconciliables. Une telle déclaration, loin d'avoir une influence heureuse, aurait les suites les plus funestes si elle n'est pas publiée dans le ferme espoir que les membres des Nations Unies s'engagent loyalement, et sans réserves, à la respecter.

Une époque comme la nôtre, qui a vu la Société des Nations impuissante, le pacte Briand-Kellogg  insolemment méprisé, le droit international et les traditions violés avec cynisme, qui a vécu sous la tyrannie barbare de régimes qui ont fait de la torture et du massacre en masse la justification de leur politique, cette époque ne peut se permettre un nouvel échec qui aurait des conséquences incalculables. Nous n'avons pas le droit d'éveiller l'espoir de l'humanité si nous ne sommes pas en mesure de créer les conditions sans lesquelles cet espoir ne peut se réaliser. En bafouant une fois de plus ce que l'homme de la rue considère comme l'essentiel de sa dignité d'être humain, les hommes d’État déclencheraient un désastre auquel notre civilisation n'aurait guère de chances de survivre.

Photo: Boubeker Hamsi

Harold Joseph Laski

Professeur de sciences politiques à la London School of Economics (Royaume-Uni), membre du Comité exécutif du Parti travailliste, auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie et le socialisme, le Britannique Harold J. Laski (1893-1950) a été l'un des collaborateurs les plus dévoués et les plus appréciés de l'UNESCO dans ses premiers projets.