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Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Actualités

Mossoul, la ville aux deux printemps

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À la recherche de livres à sauver dans les cendres de la bibliothèque centrale de l'Université de Mossoul (Iraq), saccagée par Daech.

Une romancière iraquienne raconte sa ville de cœur : Mossoul, l’austère, Mossoul, la conviviale, Mossoul, la contradictoire, Mossoul, la blessée qui se vide de son sang. Elle nous dit son attachement à l’antique Ninive, meurtrie par l’histoire.

Inaam Kachachi

Lors d’un séjour aux États-Unis, il y a quelques années, je me suis souvenue d’une blague arabe : un condamné à mort, à qui on demande ses dernières volontés avant de lui mettre la corde au cou, répond : « Je voudrais apprendre le japonais ». Nous, les Mossouliotes, sommes dans une situation un peu comparable : condamnés à l'exil, nous rêvons de l'impossible retour.

Pendant ce séjour, une radio locale de Detroit appartenant à la communauté iraquienne, assez importante dans cette ville, m’avait invitée à intervenir dans l’une de ses émissions. J’ai été surprise de constater que tous les programmes de cette radio étaient en langue chaldéenne, et que, par conséquent, j’étais invitée à intervenir dans cette langue ! J’ai alors dû expliquer que mon père et ma mère étaient certes chrétiens, mais qu’ils étaient originaires de Mossoul et qu’en tant que citadins, ils parlaient l’arabe à la maison. Le chaldéen, variante récente de l’araméen ‒ la langue du Christ ‒, était réservé aux habitants des villages chrétiens situés dans les faubourgs de la ville.

J’ai grandi à Bagdad et j’y ai fait mes études. Devenue journaliste, j’ai toujours écrit en arabe. J’avais quelques notions de chaldéen, tout juste quelques phrases et quelques couplets de chansons de circonstance, consacrées aux cérémonies et aux fêtes. Quant à Mossoul, c’est ma ville de cœur. Une ville entourée de vastes plaines verdoyantes où nous nous rendions pendant les vacances de Pâques, pour goûter à la douceur du climat, savourer la beauté des jardins tachetés de coquelicots rouges et de camomilles jaunes. À la maison, on m’a appris depuis ma tendre enfance que Mossoul était la ville aux deux printemps, car l’automne y est un second printemps.

Ce que j’ai aussi appris, c’est que Mossoul était une ville à l’esprit conservateur dont les habitants se distinguaient par leur sens du sérieux, de l’effort et de la rigueur. La nonchalance n’était pas de mise. C’est peut-être la raison pour laquelle on entend rarement l’accent de Mossoul dans la musique iraquienne. À l’exception du grand compositeur du XIXe siècle Molla Uthmân al-Mawsali et de la famille Bachir, dont est issu  Mounir Bachir (1930 – 1997), considéré comme l'un des plus grands luthistes de tous les temps, la plupart des chanteurs et chanteuses, compositeurs et paroliers iraquiens sont originaires du sud du pays. Ces artistes sont reconnaissables à leur accent rural. Et même si l’on peut trouver aujourd’hui sur l'Internet les enregistrements de quelques chansons de Mossoul, leur nombre se compte sur les doigts d’une main.

Était-ce ce caractère conservateur des Mossouliotes qui m’a valu un jour d’être la cible d’un petit garçon, lequel m’a jeté une pierre, probablement parce que je portais une robe courte ?  C’était une robe que ma mère m’avait confectionnée spécialement pour l’Aïd, la fête qui marque la fin du Ramadan ‒ une robe rouge avec une collerette blanche, un « col Claudine » à la française. Et quand j’ai appelé un passant à l’aide, l’homme m’a houspillée : « Va te couvrir les jambes, fillette ! » La fillette en question avait sept ans et sa robe lui arrivait à deux centimètres au-dessus du genou.

Mais Mossoul était double : à la fois conservatrice et pourtant tolérante. Laissez-moi vous raconter une histoire du temps où mon père ‒ celui à qui je dois mon amour et ma grande passion pour la langue, la poésie et la littérature arabes ‒ était adolescent. Une histoire significative du degré qu’avait atteint Mossoul en termes de civisme et de tolérance.

Deux histoires de Coran

De tous les élèves de son lycée, mon père était le premier en langue arabe. Il était d’usage que l’école offre à l’élève lauréat une édition luxueuse du Coran. Quelques jours avant la cérémonie de remise des diplômes et de distribution des prix, mon père trouva, devant la porte du lycée, le directeur qui l’attendait, assis dans une calèche tirée par un cheval. C’était le moyen de transport courant à Mossoul dans les années 1930. Le directeur invita mon père à prendre place à ses côtés et ils se rendirent à la principale librairie de la ville. « Tu peux », lui dit-il, « choisir comme cadeau le livre que tu veux, quel qu’en soit le prix. » Pour l’élève chrétien, le message était sans ambiguïté. Il refusa la proposition. Le directeur revint à la charge : « Abdel-Ahad, tu es chrétien et Mossoul est une ville conservatrice. Nous ne pouvons offrir le Coran à un élève qui n’est pas musulman. » Mon père campa sur ses positions, déclarant qu’il n’accepterait aucun autre cadeau. Le directeur finit par céder après avoir obtenu de mon père la promesse que le livre sacré serait gardé chez lui avec autant de respect que dans une maison musulmane. Dans les années 1960, le même scénario se répétait avec ma sœur aînée, mais cette fois-ci avec un autre dénouement. Étudiante à la faculté des Lettres de l’université de Bagdad, elle avait obtenu la meilleure note en exégèse du Coran. Le chef du département la convoqua et lui demanda de se désister du prix, faute de quoi, elle le mettrait dans un grand embarras : comment annoncer qu’une étudiante chrétienne avait dépassé ses camarades musulmans dans cette discipline ? Ce professeur n’avait pas eu le même courage que le directeur du lycée de Mossoul trente ans plus tôt.

C’est ma côte qui se brise

À Mossoul, ville située sur la Route de la soie (je suis si fière de préciser à mes voisins français que ce tissu si fin appelé « mousseline » doit son nom à ma ville natale !), les enfants des trois grandes religions monothéistes, issus de nombreuses communautés ethniques venues d’Arménie, de Turquie et des Balkans, vécurent longtemps ensemble dans la paix et la concorde. Mais voilà que les dissensions politiques commencèrent à empoisonner l’atmosphère de la ville. La guerre de 1948 entre les Arabes et les Juifs déclencha le départ de dizaines de milliers de Juifs de Mossoul (aujourd'hui, ces derniers, où qu'ils se trouvent, ont conservé leur accent mossouliote si singulier). La République succéda à la monarchie en Iraq, sur fond de rivalités entre partis politiques, et Mossoul n’échappa guère aux bains de sang provoqués par la lutte entre nationalistes et communistes. Puis, vinrent les guerres du Golfe et l’occupation américaine. Le pays entier sombra dans le chaos. Mais le pire restait à venir avec l’occupation de Mossoul par Daech et ce qui s’en suivit, notamment l’expulsion des chrétiens et leur exode. Le monde entier assistait, impuissant, à la destruction des musées, des statues antiques et de monuments témoignant de près de sept mille ans de civilisation.

Ce jour de juin 2017 où j’ai vu à la télévision la destruction du minaret de la mosquée al-Nouri, qui porte le nom de Al Hadba (Le Bossu), je n’ai pu retenir mes larmes. Ce minaret, penché comme la tour de Pise, était le symbole de la ville : on le retrouvait  sur les cartes postales à l’instar de la tour Eiffel, de la statue de la Liberté ou des pyramides d’Égypte. Je me suis souvenue alors d’un poème écrit en arabe dialectal, par mon ancienne professeure, la poétesse Lamiâa Abbas Amara, le jour où le pont suspendu de Bagdad, le plus beau de la capitale, fut bombardé par l’aviation américaine : « C’est ma côte qui se brise, pas le pont ». C’est exactement ce que j’ai ressenti lorsque Al Hadba a été détruit.

Mais surtout, les êtres humains, qui importent plus que la pierre, sont victimes de dispersions, d’extermination… C’est avec une immense tristesse que je vois se réaliser jour après jour ce que j’avais préconisé dans mon roman Dispersés (2016) : l’exode se poursuit, et l’Iraq, en particulier Mossoul, est en train de se vider de ses chrétiens.

L’étudiante qui jouait au tennis en short blanc

Tout au long de mes soixante années d’existence, je me suis considérée comme Iraquienne. J’ai toujours refusé qu’on me dise chrétienne, qu’on m’enferme dans une seule communauté. Lorsque mes livres ont été traduits en français, des journalistes m’ont demandé si j’étais musulmane chiite ou sunnite… Je me moquais de leur naïveté et refusais de répondre. Mais aujourd’hui, je clame haut et fort mon identité, dans les entretiens que j’accorde comme dans mes écrits. Non pas dans un esprit communautariste, mais pour témoigner de la période lumineuse que j’ai vécue en Iraq, le pays où je suis née, où j’ai étudié, aimé, fondé ma famille et où mon fils aîné a vu le jour, sans que personne jamais ne songe à me demander ma religion.

Aujourd’hui, à Paris, ma ville d’adoption, j’ai grand plaisir à m’entretenir avec Safiya, une écrivaine originaire de Mossoul âgée de plus de quatre-vingts ans, émigrée comme moi. Elle me raconte sa vie étonnante à Mossoul au siècle passé. Bien que fille d’un imam à la position religieuse élevée, elle s’habillait ainsi que ses amies citadines à la mode parisienne et avait une vie sociale et intellectuelle bien remplie. Les étudiantes de la faculté de médecine, créée dans les années 1960, jouaient au tennis avec leurs camarades masculins, et elles portaient des shorts blancs. Qui pourrait imaginer une telle scène aujourd’hui ?

Plus d’informations sur l’initiative de l’UNESCO pour faire renaître l’esprit de Mossoul.

Inaam Kachachi

Romancière et journaliste-correspondante de presse, Inaam Kachachi (Iraq) vit en France depuis qu’elle s’y est installée pour des études doctorales à La Sorbonne en 1979. Elle est l’auteure de nombreux romans, notamment : Dispersés (2013), dont la version française a obtenu le Prix de la littérature arabe 2016 attribué par l’Institut du monde arabe et la Fondation Lagardère ;  Si je t’oublie, Bagdad (2003), traduit en français (2009) ; Paroles d'Irakiennes : le drame irakien écrit par des femmes (version originale en français, 2003).