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La langue maternelle à l'école, c'est crucial

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Jeune fille du Burkina Faso.
© RobertoVi
"Le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève" - soutenaient les experts de l'UNESCO, dès les années 1950. Six décennies plus tard, alors que les études mettent en relief une nette amélioration des performances des élèves dans les contextes scolaires bilingues, l’introduction des langues nationales à l’école demeure toujours complexe en Afrique. L'enseignement dans les langues véhiculaires, héritées des anciennes colonies, y est largement prédominant. Une certaine idée du prestige de la langue véhiculaire et le manque de moyens pour répondre aux besoins de l'éducation bilingue ralentissent fortement le processus.

Au moment où nous célébrons la Journée internationale de la langue maternelle (21 février), Afsata Paré-Kaboré et Simon Pierre Tibiri, de l'Université de Koudougou, contribuent à une meilleure compréhension de cette complexité au Burkina Faso, qui peine depuis 20 ans à généraliser l'enseignement bilingue sur son territoire national.

Propos recueillis par Jasmina Šopova

Le français est la langue officielle du Burkina Faso, mais selon certaines estimations, il n'est parlé que par 10 à 15 % de la population, qui vivent notamment en milieu urbain. Quelle est sa place dans l'éducation, en comparaison avec les langues locales ?

Dans son "petit traité de glottophagie", Jean-Louis Calvet soulignait déjà en 1974 que la colonisation n’a pas introduit le français en Afrique, d’autant que la majorité des populations africaines colonisées par la France ne parlent pas le français. Selon ce linguiste français, elle a simplement mis en place une minorité francophone qui gouverne et impose sa loi à une majorité non francophone. Ainsi, le français, langue officielle unique dans la quasi-totalité des pays d'Afrique dits "francophones" et langue qui ouvre la voie à l’épanouissement professionnel et social, reste l’apanage d’une minorité. Par conséquent, la question de la démocratisation de l’éducation et de la langue utilisée dans l’éducation est cruciale.

Le Burkina Faso fait partie des pays qui se sont engagés dans la mise en œuvre d’un enseignement bilingue, associant une langue locale au français dans la scolarisation des jeunes. Mais le modèle de l'école classique - exclusivement en français - prédomine encore dans le système éducatif.

L’entrée à l’école, vers 6 ou 7 ans, constitue pour l’enfant une rupture totale d’avec ses habitudes linguistiques au sein de sa famille et de sa communauté. Il entame sa scolarité avec l’apprentissage aussi bien oral qu’écrit du français, langue qui lui est étrangère, sans référence aucune à sa langue maternelle qui constituait pourtant son référent socio-culturel et cognitif. Il en est ainsi tout au long de son cursus scolaire.

Après une première réforme lancée en 1979 et interrompue en 1984, le Burkina Faso a lancé un programme d'introduction des langues nationales dans l'enseignement en 1994. Comment se traduit-il dans la pratique?

Les langues nationales bénéficient aujourd'hui d'un cadre règlementaire qui permet théoriquement leur expansion dans le système éducatif. Pour en arriver là, un grand nombre de lois, décrets et arrêtés ont été adoptés à partir des années 1990, comme la loi du 9 mai 1996 qui stipule que « les langues d’enseignement sont le français et les langues nationales » ou le décret du 3 novembre 2008, qui prévoit à l’horizon 2015 « la valorisation des langues nationales et leur introduction dans les nouveaux curricula ».

La liste est longue, mais mentionnons encore la lettre circulaire de 2002, du ministère de l’Éducation nationale et de l’alphabétisation (MENA) sur la transformation des écoles classiques en écoles bilingues et l'arrêté, de 2003, sur l'ancrage du programme de l’éducation bilingue au sein de la direction générale de l’enseignement de base. En 2006, une nouvelle disposition portant sur la formation à la transcription des langues nationales et à la didactique de l’enseignement bilingue a apporté des changements importants dans la formation des maîtres et de leurs encadreurs pédagogiques.

Et pourtant, bien que la promotion des langues nationales sans discrimination soit prônée par l’ensemble des actes législatifs ou règlementaires, l’éducation bilingue ne mobilise qu'une infime proportion des enfants et jeunes scolarisés et, pour l’instant, des dispositions pour sa réelle promotion ne sont pas prises par les décideurs.

Sur le terrain, le Continuum de l’éducation de base multilingue (CEM), promu par Solidar-Suisse en partenariat avec le MENA, est sans doute la formule la plus aboutie pour la mise en œuvre de l’enseignement bilingue. Contrairement aux autres approches qui se limitent généralement à l’enseignement primaire, le CEM touche aussi bien les enfants du préscolaire (pendant 3 ans), que du primaire (pendant 5 ans) et du collège (pendant 4 ans).

Idéalement, depuis la rentrée scolaire 2003-2004, l’éducation bilingue est à même d’offrir un continuum éducatif depuis le préscolaire jusqu’au 1er cycle de l’enseignement secondaire. Ce parcours au sein du CEM, si les capacités d’accueil le permettaient, devrait être accessible à tout enfant Burkinabè. Mais c'est loin d’être le cas. A cette même rentrée scolaire, 88 écoles, dont 55 publiques et 33 privées, dispensait des cours en langues nationales, dans 212 classes, au total. L’éducation bilingue touchait un peu plus de 8 500 élèves dont 54 % de garçons et 46 % de filles.

Sur quels critères choisit-on les langues qui seront intégrées dans le système éducatif ?

Le multilinguisme du Burkina Faso est défini comme « modérément complexe », en comparaison avec le Cameroun ou le Nigéria, par exemple. Quelque 60 langues nationales y sont parlées avec, en tête de liste, le mooré, répandu dans 16 sur les 45 provinces et parlé par un peu plus de la moitié des Burkinabè. Comme une dizaine d'autres langues nationales, le mooré est à la fois médium (langue de l'enseignement) et matière d’enseignement.

Le facteur le plus déterminant pour qu'une langue soit intégrée dans le système éducatif est la disponibilité du matériel pédagogique bien plus que son poids démographique ou le nombre de provinces où elle est parlée.

Si le matériel didactique fait encore défaut, ce n'est pas en raison du manque d'outils et de ressources humaines : les linguistes ont fortement contribué à doter de grammaires et de dictionnaires diverses langues nationales. Une fois ce critère rempli, c’est la demande locale des populations mêmes qui actionne le processus de mise en œuvre. Mais l’État semble ne pas être à la hauteur des attentes : entre 2003 et 2010, près de 300 demandes d’ouverture d’écoles bilingues ou d’autorisation de transformation d’écoles publiques classiques en écoles bilingues, formulées par les populations et transmises au MEBA, n'ont pas abouti.

Etant donné que les principaux promoteurs de l’enseignement bilingue sont des opérateurs privés, l’État reste dans une position attentiste qui limite son influence sur le choix des langues et sur leur prise en compte dans les différentes formules d’enseignement. Du fait qu'il n'existe pas de directives de l’État sur le choix des langues nationales dans l'éducation, ces promoteurs se tournent en principe vers la langue nationale dominante du milieu où sont implantées les écoles.

On peut se féliciter du fait que le choix des langues se fait au niveau local grâce à une approche participative, mais que dire des langues comme le san, le bobo, le bwamu ou le dafing/marka, relativement importantes sur les plans du nombre de locuteurs et de la couverture géographique et pourtant inexistantes dans les écoles ?

Ecoliers de la brousse au Burkina Faso
Ecoliers de la brousse au Burkina Faso.
© David Sanclement

Quelle est la part de la population scolaire touchée par l'enseignement bilingue ?

Nous avons des statistiques fiables pour 2010 : sur les 9 726 écoles primaires, 422 étaient bilingues, soit environ 4 % de l'ensemble des écoles et un peu moins d'un pourcent de l’effectif total des élèves de l’enseignement primaire. Quant aux trois collèges multilingues spécifiques (CMS), ils sont plus symboliques que significatifs en ce qui concerne les effectifs de l’enseignement secondaire au Burkina Faso.

C'est dire que, même si l’enseignement bilingue est présent dans la majorité des provinces, aussi bien dans le préscolaire qu'au primaire et au secondaire, il demeure une alternative intéressante mais incapable jusque-là de se généraliser, voire même d'atteindre une expansion significative.

Quels sont les modèles de bilinguisme pratiqués au Burkina Faso ?

Différentes formules de bilinguisme coexistent au Burkina Faso, dans l’enseignement non formel et dans l’enseignement formel. Dans l’enseignement formel, les formules reconnues sont : les écoles satellites (ES), les Centres Banma Nuara (CBN1) et le Continuum de l’éducation de base multilingue (CEM), que nous avons déjà évoqué.

Idéalement, la formule CEM devrait aboutir à une bonne maîtrise aussi bien orale qu’écrite du français et de la langue nationale. Si en 1ère année, 90% de l'enseignement se fait en langue nationale et 10 % en français, la proportion s'inverse au fil des ans, de sorte qu'en 5e année on parvient à 90% d'enseignement en français et 10% en langue nationale. Mais l'évolution de cette formule se heurte à des obstacles, car le français demeure non seulement la principale langue d’enseignement dans le pays, mais aussi la langue de prestige qui permet la promotion socio-professionnelle. En outre, les examens nationaux de fin de cycle ne prévoient pas encore de particularités pour tenir compte de l’éducation bilingue, ils demeurent classiques.

Pour ce qui est des écoles satellites, qui sont des écoles de proximité, la langue nationale disparait totalement après 3 ans de scolarisation. Les élèves s'orientent ensuite vers les écoles classiques, où la langue nationale n’est pas prise en compte, et leur souci est de réussir leur adaptation au système classique. Cette sortie du système bilingue très précoce n’est pas avantageuse, à notre avis, et ne devrait donc pas être généralisée.

Quant à la formule des centres Banma Nuara, elle existe uniquement dans la langue gulmancema, dans la seule région de l’est, et elle présente surtout le défaut de promouvoir un bilinguisme qui s’arrête dans les faits à la deuxième année de l’enseignement primaire.

On comprend donc que l'enseignement bilingue qui promeut harmonieusement le français et les langues nationales au Burkina Faso demeure un horizon lointain.

Ecole Sacré Coeur de Dapoya, au BurkinaFaso
Ecole Sacré Coeur de Dapoya, au BurkinaFaso
© RobertoVi

Quelles sont les perspective de développement de l’éducation bilingue au Burkina Faso ?

L’expérimentation de l’enseignement bilingue a abouti à des résultats prometteurs au point qu’il a été décidé de passer à une phase de généralisation par l’État de la formule jugée la plus aboutie, celle du CEM. Mais, huit ans après la prise de cette décision, le CEM n'est pas parvenu à surmonter le stade d'expérimentation. Pire, il risque sérieusement de régresser.

Comme le soulignent nos confrères Hamidou Boukary et Aimé Damiba, dans une étude de 2015, parmi les facteurs susceptibles d’entraver la généralisation de cette expérience, les plus présents sont la mobilité des cadres du MENA (sans égard au besoin de continuité pour stabiliser le CEM) et la faible allocation de ressources, notamment pour la construction des infrastructures, la formation initiale ou continue des acteurs et la mise à disposition de matériels didactiques.

En conséquence, certains promoteurs, notamment l’église catholique, qui avaient montré de bonnes dispositions en transformant des écoles classiques en écoles bilingues, font marche arrière en retournant à l’enseignement classique.

Il est grand temps de prendre en compte les recommandations faites par les analystes si l’on veut que l’expérience de l’enseignement bilingue ne reste pas un succès de laboratoire au Burkina Faso.

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Simon Pierre Tibiri

Simon Pierre Tibiri est enseignant en sciences de l’éducation/andragogie, et membre du LAPAME à Université de Koudougou. En 2015, il a soutenu sa thèse: "Intégration pédagogique des TIC pour le développement professionnel: le cas de l'accompagnement hybride de mémoires professionnels à l'ENS/UK au Burkina Faso."

Afsata Paré-Kaboré

Afsata Paré-Kaboré est professeure de psychopédagogie à Université de Koudougou au Burkina Faso. Elle y dirige le Laboratoire de psychopédagogie, d'andragogie, de mesure et évaluation et de politiques éducatives LAPAME. Elle est également Présidente du Réseau africain francophone d'éducation comparée (RAFEC). Elle dirige de nombreux projets de recherche, dont le "Processus d’apprentissage et contextes linguistiques et culturels" (PA-CLC). A. Paré-Kaboré a notamment publié, en 2014, l'ouvrage L’éducation socio-psychologique des adultes en Afrique, co-écrit avec Rasmata Nabaloum. Elle est l'auteur de nombreuses études sur l'éducation, dont certaines sont disponibles en ligne: "Le cas du Burkina Faso" dans Les langues de scolarisation dans l'enseignement fondamental en Afrique subsaharienne francophoneDisparités dans l’enseignement primaire et innovation pédagogique au Burkina FasoLa problématique de l'éducation des filles au Burkina Faso