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Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Idées

Une leçon d'humanité

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Macho Nne | Paon des Caraïbes, 2014, œuvre de la série de lunettes sculpturales de l’artiste kenyan Cyrus Kabiru.

« Un vieux maître d’Afrique disait : il y a ma vérité et ta vérité, or la vérité se trouve au milieu. Pour s’en approcher, chacun doit se dégager un peu de sa vérité pour faire un pas vers l’autre ». C’est une des leçons qu’Amadou Hampâté Bâ souhaitait transmettre aux jeunes de son continent et d’ailleurs, dans une lettre écrite dans les années 1980. Elle prend aujourd’hui des allures prophétiques.

Abdourahman A. Waberi

De part et d’autre du Sahara, une grande partie de la jeunesse africaine ne connaît que la vie précaire. Démunie et désorientée, elle se lance dans l’aventure, à corps perdu. Affronter le désert, les passeurs, les barbelés, les flots de la Méditerranée lui semble plus supportable que le sentiment de gamberger dans le bas-côté de la vie, de pourrir sur pied. Que faire ? Se mettre en mouvement, prendre la fuite, opter pour la migration et périr dans la mer s’il le faut. Interrogés, les rescapés des naufrages mettent en avant l’absence des moyens de subsistance. Traverser le Sahara pour être vendu comme esclave en Libye ou rejoindre Boko Haram n’est ni une option ni un projet de vie.

Éclose dans les bidonvilles, cette jeunesse n’a pas eu l’heur de goûter le legs des anciens qui n’étaient pas avares en conseils et autres leçons de vie. Parmi eux, une figure emblématique pour le continent africain tout entier : le Malien Amadou Hampâté Bâ (1901-1991), celui à qui on attribue la phrase désormais célèbre « En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » et qui a dit en réalité ceci : « Je considère la mort de chacun de ces traditionalistes comme l’incendie d’un fond culturel non exploité ». C’était le 1er décembre 1960. Amadou Hampâté Bâ était alors le représentant, à la Conférence générale de l’UNESCO, de la délégation du Mali qui venait d’adhérer à l’Organisation en tant que pays indépendant. Dans son discours, il plaidait en faveur du « gigantesque monument oral à sauver de la destruction par la mort des traditionalistes qui en sont les seuls dépositaires [et qui] sont, hélas, au déclin de leurs jours ».

Je me dis qu’adolescent j’aurais aimé avoir pour grand-père Amadou Hampâté Bâ. L’honnêteté m’oblige à reconnaître que je n’aurais sans doute pas eu les oreilles pour entendre ses conseils. Les vieux boubous, les têtes chenues et leurs valeurs traditionnelles ne m’attiraient pas. Je condamnais par avance ce monde qui me paraissait passif et désuet, j’en rejetais les règles par principe. J’avais terriblement tort.

Si le monde d’aujourd’hui, en Afrique comme ailleurs, a cruellement besoin de figures tutélaires comme celle de l’auteur de l’Étrange destin de Wangrin, c’est que la rupture entre les générations semble consommée. Le cercle familial s’est réduit considérablement. Pis, il n’est plus un socle solide d’éveil et de transmission comme il le fut hier.

Mes chers cadets...

Six ans avant sa disparition survenue en 1991, le grand Malien écrivit une lettre dédiée à « la jeunesse » qui a des allures de testament : « Celui qui vous parle est l’un des premiers nés du vingtième siècle », dit-il, avant de lancer une alerte : « Jeunes gens, derniers-nés du vingtième siècle, vous vivez à une époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur l’humanité et passionnante par les possibilités qu’elle ouvre dans le domaine des connaissances et de la communication entre les hommes. La génération du vingt-et-unième siècle connaîtra une fantastique rencontre de races et d’idées. Selon la façon dont elle assimilera ce phénomène, elle assurera sa survie ou provoquera sa destruction par des conflits meurtriers. Dans ce monde moderne, personne ne peut plus se réfugier dans sa tour d’ivoire. Tous les États, qu’ils soient forts ou faibles, riches ou pauvres, sont désormais interdépendants, ne serait-ce que sur le plan économique ou face aux dangers d’une guerre internationale. Qu’ils le veuillent ou non, les hommes sont embarqués sur un même radeau : qu’un ouragan se lève, et tout le monde sera menacé à la fois. Ne vaut-il pas mieux essayer de se comprendre et de s’entraider mutuellement avant qu’il ne soit trop tard ? ».

Et le sage de Bandiagara d’encourager cette jeunesse qui grandit et se forme dans un monde bipolaire où les blocs d’intérêt s’affrontent et se déchirent, à « faire émerger peu à peu un nouvel état d’esprit, davantage orienté vers la complémentarité et la solidarité, tant individuelle qu’internationale ». Car, on ne le rappellera jamais assez souvent, « à notre époque si grosse de menaces de toutes sortes, les hommes doivent mettre l’accent non plus sur ce qui les sépare, mais sur ce qu’ils ont de commun, dans le respect de l’identité de chacun. La rencontre et l’écoute de l’autre est toujours plus enrichissante, même pour l’épanouissement de sa propre identité, que les conflits ou les discussions stériles pour imposer son propre point de vue ».

Disert et précis, l’écrivain malien use de cet art d’images frappantes qui font mouche : « La vie humaine est comme un grand arbre et chaque génération est comme un jardinier », dit-il, avant d’ajouter : « Le bon jardinier n’est pas celui qui déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et, au besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles. Couper le tronc serait se suicider, renoncer à sa personnalité propre pour endosser artificiellement celle des autres, sans y parvenir jamais tout à fait. Là encore, souvenons-nous de l’adage : “Le morceau de bois a beaucoup séjourné dans l’eau, il flottera peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman !” ». Ainsi,  « bien enracinés en vous-mêmes, vous pourrez sans crainte et sans dommage vous ouvrir vers l’extérieur, à la fois pour donner et pour recevoir ».

Défenseur de la société africaine traditionnelle, qui reconnaît qu’elle avait « ses tares, ses excès et ses faiblesses », Amadou Hampâté Bâ attire notre attention sur le fait qu’elle « était avant tout une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux », y compris à celui de l’environnement : « L’homme était également considéré comme responsable de l’équilibre du monde naturel environnant. Il lui était interdit de couper un arbre sans raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n’était pas sa propriété, mais un dépôt sacré confié par le Créateur et dont il n’était que le gérant ». À l’ère de l’Anthropocène, fruit du divorce entre l’homme et la nature, cette leçon de nos ancêtres nous invite à nous interroger sérieusement sur le mode de vie que nous avons adopté et qui est destructeur aussi bien des traditions que de l’environnement.

Ouverture d’esprit, diversité, dialogue et compréhension mutuelle - voici les quatre piliers qui portent haut et fort le message de cette précieuse lettre d’Amadou Hampâté Bâ qu’il est temps de remettre entre toutes les mains, jeunes et moins jeunes, en Afrique, comme ailleurs.

Conteur, écrivain, poète, ethnologue, chef spirituel, numérologue, diplomate, Amadou Hampâté Bâ se définissait comme le « diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs ». Ayant traversé des chemins peu habituels pour accéder aux sphères élevées de la connaissance, il s’est chargé de passer son relai à nous autres, quels que soient nos croyances, notre couleur de peau ou notre âge.

Photographie : 

Cyrus Kabiru

En savoir plus :

Amadou Hampâté Bâ 

Au pays de pénombre, n°1990-5

La parole, mémoire vivante de l'Afrique, n°1979-8/9

En Afrique, cet art où la main écoute, n°1976-2

Écoutez l’extrait sur les traditionalistes (15:40) dans le discours d’Amadou Hampâté Bâ à l'UNESCO, le 1er décembre 1960

Mémoires d’Amadou Hampâté Bâ : Amkoullel l'enfant peul - Mémoires I, 1992 ; Oui mon commandant ! Mémoires II, 1994.

La jeunesse, au Courrier de l’UNESCO :

Changer le monde: comment s'y prennent les jeunes, n° 2011-3 (exists also in AR, CH, RU and PT)

Jeunesse 1985, n° 1985-6

La Jeunesse africaine entre la tradition et la modernité, par Boubakar Ly, Le Courrier de l’UNESCO, n° 1981-10

Jeunesse 1969, n° 1969-4

Toute la jeunesse du monde, n°1965-7/8

Abdourahman A. Waberi

Abdourahman A. Waberi est né dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre la France et les États-Unis, où il est professeur à la George-Washington University. Auteur de plusieurs romans, dont Aux États-Unis d’Afrique (2006) et La Divine Chanson (2015), il tient une chronique bimensuelle pour le journal français Le Monde. Traduite en plus de douze langues, son œuvre interroge le monde avec colère, tendresse et compassion.