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Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Grand angle

Le climat, nouveau sujet du droit

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Manifestation de jeunes impliqués dans le procès connu sous le nom de Juliana vs. United States (États-Unis), Washington D.C., 2017.

Citoyens et ONG sont de plus en plus nombreux à travers le monde à pousser la porte des tribunaux, clamant l’injustice climatique. L’ampleur inédite prise récemment par ces contentieux mérite qu’on s’y arrête. Ils forgent l’opinion publique et constituent une forme de pression sur les États et les industries qui les sort de leur inertie.

Anne-Sophie Novel

Les années passent et battent des records de chaleur. Les gaz à effet de serre repartent à la hausse et, au sein de la population mondiale, l’inquiétude et la gronde guettent face au manque de réactivité des États. Conséquence : le nombre d’attaques en justice pour inaction climatique est en forte hausse.

Premier cas du genre : en 2013 aux Pays-Bas. La Fondation Urgenda lance une plainte contre le gouvernement « pour ne pas avoir pris des mesures suffisantes afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre qui sont à l’origine de changements climatiques dangereux ». Le pays figure alors parmi les pays les plus pollueurs de l’Union européenne et la Fondation lui demande d’agir pour réduire les émissions du pays de 25 à 40 % d’ici à 2020 (par rapport aux niveaux de 1990). Le 24 juin 2015, le tribunal de district de La Haye statue en faveur d’Urgenda – un jugement confirmé le 9 octobre 2018 par la Cour d’appel de La Haye sur des faits établis par la science et selon le principe ancien du devoir de diligence d’un gouvernement : d’ici à la fin de l’année 2020, les émissions de CO2 néerlandaises devront être inférieures d’au moins 25 %. Reconnu comme le premier procès en responsabilité climatique au monde, ce jugement établit un précédent qui a inspiré depuis d’autres actions partout dans le monde.

Le 5 avril 2018, c’est en Colombie que la Cour suprême a donné raison à 25 jeunes qui avaient poursuivi l’État pour ne pas garantir leurs droits fondamentaux à la vie et à l’environnement. Accompagnés par l’ONG Dejusticia, ils ont obtenu que la Cour ordonne au gouvernement, aux gouverneurs des différentes provinces et aux municipalités d’élaborer un plan d’action pour préserver la forêt en rappelant le devoir de protéger la nature et le climat au nom des générations présentes et futures.

Un peu plus tôt dans l’année en Norvège, le verdict n’avait pas été aussi favorable aux plaignants : les ONG Greenpeace Nordic et Nature et Jeunesse s’étaient opposées en 2015 à l’ouverture de nouvelles zones d’exploitation pétrolière et gazière dans la mer de Barents, dans l’océan Arctique, un des écosystèmes les plus fragiles au monde. Mais la Cour d’Oslo a estimé que ces nouveaux forages ne sont pas contraires à la Constitution norvégienne, exigeant que les ONG remboursent 580 000 couronnes norvégiennes (66 100 dollars) de frais de justice à l’État…

Toujours en 2015, aux États-Unis, 21 enfants et adolescents déposent avec l’association Our Children's Trust un recours devant un tribunal de l’Oregon, réclamant au gouvernement fédéral américain de baisser de manière significative les émissions de CO2. Ils estiment que leurs droits constitutionnels (5e amendement) à la vie, à la liberté et à la propriété ont été violés. Surnommé « la jeunesse contre les États-Unis » (ou Juliana v. United States), ce procès peine à aboutir, malgré le soutien de milliers de personnes : membres du Congrès américain, juristes, entrepreneurs, historiens, médecins, avocats internationaux, environnementalistes et plus de 32 000 jeunes de moins de 25 ans. 

Lors de l’audience du 4 juin 2019 à la Cour d’appel fédérale du 9e circuit [cour fédérale précédant la Cour suprême], les trois juges sont restés sceptiques quant au rôle que la cour pouvait jouer dans le traitement de cette affaire. Leur décision pourrait avoir d’importantes répercussions sur la question de savoir si les tribunaux peuvent ou non être sollicités à prendre des mesures sur des questions climatiques aux États-Unis. 

En revanche, au Pakistan, un agriculteur avait obtenu gain de cause lorsqu’il avait demandé aux juges, en 2015, de contraindre l’État de ce pays particulièrement affecté par le réchauffement climatique à adopter une législation climatique protégeant son exploitation et garantissant son droit à l’alimentation et son accès à l’eau.

En France, le premier contentieux du genre a été initié en décembre 2018 par l’association « Notre affaire à tous » avec trois autres ONG (Oxfam, Greenpeace et la Fondation Nicolas Hulot) : cette « affaire du siècle » formule six requêtes au gouvernement : l’inscription du climat dans la Constitution, la reconnaissance du changement climatique comme un crime d’écocide, la possibilité pour les citoyens de défendre le bien-être climatique en justice, la réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES), la régulation de l’activité des multinationales et l’arrêt des subventions aux énergies fossiles. Avec l’aide de nombreux relais d’influence, la pétition rencontre un succès inédit avec plus de deux millions de signatures obtenues en quelques semaines. En mars 2019, toujours sans réponse du gouvernement, les ONG lancent un recours. Elles savent que la procédure va durer, mais espèrent sensibiliser largement la population et faire passer l’idée que la justice est un vrai levier qui peut contraindre à l’action.

Au niveau européen, un premier recours a été effectué par une dizaine de familles venant de huit pays (France, Portugal, Roumanie, Italie, Allemagne, Suède, Kenya, Fidji) en mai 2018. L’affaire a été baptisée « People’s climate case». Les plaignants ont porté le Parlement et le Conseil européens devant le Tribunal de l’Union européenne pour avoir autorisé un niveau trop élevé d’émissions de gaz à effet de serre. Selon le communiqué de presse de « People’s climate case », les plaignants demandent à l’Union européenne de rehausser ses ambitions de réduction des émissions de gaz à effet de serre à au moins -55 % d’ici à 2030 en comparaison avec 1990, au lieu de -40 %, objectif actuellement fixé et jugé « inadéquat vis-à-vis des besoins réels pour prévenir des risques du changement climatique, et insuffisant pour protéger les droits fondamentaux liés à la vie, la santé, l’activité et la propriété ». En mai 2019, le Tribunal de l’Union européenne a reconnu le changement climatique comme une menace pour les droits de l’homme, mais il a aussi pris acte du caractère non recevable de l’affaire pour des raisons de procédure. Affaire à suivre…

Plaintes contre le secteur privé

Des attaques en justice pour délit climatique sont aussi formulées à l’encontre du secteur privé. La nature des demandes diffère selon les cibles : aux États, les plaignants demandent une mobilisation et une action plus urgente, proactive et contraignante ; au secteur privé, ils demandent de plus en plus réparation sous forme de dédommagement des pertes (de récoltes, d’infrastructures) en cas d’aléas climatiques (canicule, sécheresse, inondation, etc.) ou la prise en charge des aménagements effectués en amont (en zone côtière notamment).

Parmi les contentieux emblématiques dans le secteur privé, citons celui qui a eu lieu en Allemagne en novembre 2017. Après deux ans de procédure, la justice accepte d’examiner la requête de Saúl Luciano Lliuya, un paysan et guide de montagne péruvien, originaire de la ville d’Huaraz (100 000 habitants) qui veut contraindre le géant de l’énergie RWE à réparer les effets du changement climatique dans les Andes. Une fois sa demande qualifiée de recevable, la procédure est entrée dans la phase des expertises. Une avancée symbolique qui engage les États sur le front de la justice climatique mondiale. 

Aux Philippines, en 2015, des survivants du super-typhon Haiyan et une coalition d’ONG ont saisi la Commission des droits de l’homme du pays contre 47 multinationales (Shell, ExxonMobil, Chevron…). Leur demande ? Une enquête sur les violations des droits de l’homme liées aux effets du changement climatique et de l’acidification des océans, ainsi que sur le possible non-respect de la part des entreprises les plus pollueuses de leurs responsabilités envers le peuple philippin. Une autre affaire à suivre... 

Aux États-Unis, les procès se multiplient contre l’industrie pétrolière (Big Oil) qu’on accuse d’être responsable du changement climatique et de ses effets (montée des eaux et érosion des côtes) et d’avoir volontairement « discrédité » la science climatique.

En mai 2017, le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) recensait près de 900 procès climatiques à l’échelle mondiale. Le chiffre s’accroît de jour en jour : en mai 2018, la base de données du Sabin Center for Climate Change Law dénombrait 1 440 procès climatiques dans le monde, dont 1 151 aux États-Unis. 

« Parfois les requérants savent très bien que le procès n’a pas de chance d’aboutir, mais c’est la médiatisation qui compte, et la manière dont on orchestre la plainte », explique Sandrine Maljean-Dubois, Directrice de recherche CNRS à l’université d’Aix-Marseille. Elle estime que « l’essentiel est de constater que l’État a failli, qu’il est responsable d’une carence et qu’il doit y remédier et choisir les moyens pour se mettre en conformité avec ses obligations ». Il s’agit donc d’obtenir des actes plus que des indemnités et d’exercer une pression politique, par des procès, mais aussi des marches ou des grèves pour le climat, et à terme de voir la société civile multiplier ce type de démarches pour d’autres sujets : pollution atmosphérique, biodiversité, environnement… « Même perdre le procès peut être positif, pour montrer l’inadéquation du droit », conclut la spécialiste.

 

 

Anne-Sophie Novel

Journaliste, auteure et réalisatrice française spécialisée sur les questions d’environnement et les alternatives économiques et sociales, Anne-Sophie Novel travaille pour Le Monde, Le 1, Public Sénat et autres publications spécialisées françaises. Elle a réalisé le documentaire Les médias, le monde et moi, projeté en avant-première à l’UNESCO le 28 mars 2019.