<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 12:07:38 Aug 30, 2019, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide

Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Idées

Quel récit allons-nous écrire ?

cou_03_19_idees_ai_01_website.jpg

Conception robotique, de l’artiste cubain Falco.

L’intelligence artificielle est-elle en passe de devenir autonome en tous points ? La réponse ne dépendra que de nous. À nous de définir l’avenir de l’humanité, en bonne intelligence avec cet outil technologique que l’on perçoit parfois comme un monstre angoissant.

Sandrine Cathelat et Mathilde Hervieu

Nous le constations depuis quelques années déjà, les dernières évolutions technologiques dessinent un écosystème serviciel toujours plus facile d’usage. Au pilotage de cet écosystème bien commode, l’intelligence artificielle ! Pour l’individu, citoyen ou consommateur, c’est une offre de plus en plus vaste de services user friendly, disponibles pour lui simplifier la vie et opérer des choix optimisés. Pour le travailleur, indépendant ou salarié, c’est l’avantage d’une évaluation plus objective, d’un accès plus immédiat aux savoir-faire et aux experts, d’une assistance numérique de tous les instants pour être à la hauteur… Pour les organisations et leurs managers, c’est une opportunité de confier de plus en plus de responsabilités managériales à des intelligences artificielles : optimiser les achats, la logistique, la sécurité des installations et des bases de données, la sélection et le recrutement, la répartition des outils et des ressources humaines… tout cela en temps réel avec une flexibilité maximale. 

Mais tout est-il bon à prendre dans ces capacités des algorithmes ? N’importe comment, et à n’importe quel prix, au nom de l’efficacité et de la rentabilité ? La vitesse vertigineuse à laquelle s’enchaînent innovations et disruptions et la concentration de plus en plus importante des foyers d’innovation entre les mains de quelques-uns doivent nous tenir en alerte. D’autant que cette tendance à la délégation de responsabilités ne pourra que s’accentuer lorsque l’intelligence artificielle va se développer pour devenir généraliste. Elle plante déjà le décor pour y parvenir en étendant son réseau connectique à tout notre environnement réel, dans une tendance technologique où les interfaces se font plus invisibles et plus intuitives. 

Nous sommes à la croisée des civilisations et un enjeu majeur se profile : quel statut, quelle place, quelle utilité pour Homo sapiens dans cet écosystème digitalisé (au mieux hybride) du XXIe siècle ? Vivons-nous là l’occasion de redéfinir l’humain et son humanité pour mieux envisager la vie avec l’intelligence artificielle et ses incarnations multiples ? Quels scénarios du futur devons-nous envisager et écrire (puisqu’il nous incombe encore de tenir la plume) ? Il est certainement grand temps de réfléchir et choisir quelle stratégie adopter face à l’autonomisation numérique : interdire ou réguler, pour inverser le cours de l’innovation ou du moins le ralentir ? Parier sur une espèce nouvelle d’humanité cyborg pour animer la compétition homme-machine, sur le terrain de la machine ? Ou faire preuve d’une plasticité créative pour imaginer une société de collaborations complémentaires entre capacités humaines et numériques ?

À l’heure de la métamorphose

L’intelligence artificielle fait couler beaucoup d’encre. Elle catalyse toutes nos angoisses. Certains la disent encore « faible ». Quand la verra-t-on « forte » ? Qui la détiendra ? Qui aura le droit de l’utiliser ? Pour faire quoi ? Et surtout à quoi ressemblera-t-elle ? Sera-t-elle humaine ou simili-humaine ? Aura-t-elle toutes nos qualités et tous nos défauts ? Aura-t-elle une morale et une intention ? L’évoquer de la sorte en fait un monstre angoissant. Pourtant, si l’intelligence artificielle est monstrueuse, elle est plus un monstre d’efficacité qu’un Frankenstein ! Car l’intelligence artificielle est un outil, au même titre qu’un marteau, animé par une volonté exogène. Or, cette volonté est organisationnelle et non humaine. L’intelligence artificielle est un outil qui, depuis son apparition il y a quelques décennies déjà, sert les objectifs de rentabilité et de fonctionnalité d’une organisation. C’est donc avant tout l’outil d’un projet, d’une vision, d’un récit. Et aujourd’hui, le récit dominant est celui de l’efficience.

Néanmoins, l’intelligence artificielle n’est pas un outil comme les autres. Si dans un premier temps, elle était un logiciel tactique entièrement commandité et programmé par l’homme, elle entre aujourd’hui dans une deuxième phase où elle gagne peu à peu en autonomie, devenant capable de choisir elle-même la méthode qui lui permettra d’atteindre un objectif. Ce dernier étant toujours fixé par l’homme. Demain, le logiciel d’hier deviendra l’intelligence artificielle autonome en tous points, capable de fixer elle-même ses objectifs et ses moyens, capable d’opérer en réseau, capable de modifier le récit des hommes. Pour le meilleur ou pour le pire.

Compte tenu de cette métamorphose logique et annoncée (que l’on ne peut nier si nous restons sur cette lancée technologique), nous sommes tentés d’être effrayés par l’intelligence artificielle, alors même que nous en tenons encore les rênes. Nous avons pourtant à faire face à des enjeux majeurs : la transparence des algorithmes et des bases de données, les limites et contraintes à fixer aux machines et aux services qu’elles peuvent nous rendre, l’écriture d’un récit que l’intelligence artificielle pourra servir au même titre que nous. La question est sans doute moins technologique qu’éthique, morale et politique : quel futur avec l’intelligence artificielle, quel récit allons-nous écrire ?

La solution cyborg 

Un premier scénario est la prolongation naturelle du récit actuel. Dans ce récit de l’efficience, de la croissance et du libéralisme, l’homme n’a d’autre choix que de s’augmenter, pour non pas rivaliser, mais coopérer avec la machine. Car l’avènement de l’intelligence artificielle pose la question de l’emploi et des compétences des humains versus celles du numérique. Dans un modèle de rentabilité, il y a fort à parier que l’immense majorité des emplois seront confiés à des machines. Afin de tenir la rampe, l’homme va s’augmenter d’auxiliaires numériques et acquérir des capacités supérieures à celles que lui a conférées la nature. Grâce à l’osmose entre l’humain et le numérique, celui-ci gagnera en efficacité. Il comprendra plus vite, décidera plus vite, agira plus vite. Ces dons d’hyper-éveil et d’hyper-conscience se révèlent conformes au récit d’efficience en vigueur. 

Le cyborg, très allégé, très agile, très caméléon, sera prêt à coopérer activement et d’égal à égal avec la machine, à condition de s’en rapprocher. Il s’augmentera des ressources illimitées du réseau des intelligences numériques, mais diminuera en même temps sa part d’humanité. Tout comme l’intelligence artificielle, le cyborg deviendra alors un monstre d’efficacité et tous deux feront partie du même réseau qui connectera sans distinction humains et machines. 

Cette osmose avec l’intelligence artificielle a bien des bénéfices, essentiellement de rassurance fonctionnelle et d’efficacité opérationnelle. Elle soulève néanmoins des enjeux majeurs. Que se passera-t-il si on « coupe le courant » ? Qui aura accès au cloud ? Devra-t-on accepter d’être transparent pour y avoir accès ? Devra-t-on payer ? Y aura-t-il un seul et même cloud pour tous ? Ou une variété de clouds mais de qualité variable ? Le cyborg sera-t-il synonyme d’égalité ou au contraire de fracture socio-économique ? Une certitude se dessine : devenu entièrement connecté, il ne sera plus propriétaire de rien et encore moins de ses compétences. Il sera un usager, un simple dépositaire temporaire de services disponibles. Que se passera-t-il alors si ses droits sont coupés ?

Un nouveau récit humain

Ces enjeux sont d’autant plus importants que si l’intelligence artificielle est encore en pleine métamorphose, c’est aussi le cas de l’humanité. La solution cyborg s’inscrit dans le récit issu du libéralisme capitaliste. Mais ce récit est-il capable de relever les défis qui se présentent à nous, alors même que la planète et ses ressources s’essoufflent ? Ne sommes-nous pas devant l’injonction d’inventer un nouveau récit ? D’autant plus qu’avec cet outil surpuissant qu’est l’intelligence artificielle, nous aurions sans aucun doute les moyens de le mettre en œuvre. 

L’intelligence artificielle est un outil performant capable de faire évoluer avec beaucoup de réussite un modèle existant, mais bouleverser l’ordre établi n’est pas dans son ADN. D’ailleurs, nos efforts de transformation numérique actuels n’inventent rien, non plus, et ne modifient en rien le récit. Le mot d’ordre pourrait alors se résumer ainsi : arrêtons d’innover et commençons à inventer !

Car c’est à l’homme que nous pouvons faire confiance (à nouveau) pour inventer. Et ses convictions comme sa motivation sont de multiples sources qui alimentent des efforts de résistance au modèle actuel. Inventer c’est parler d’une foi, d’une envie, d’une intention chevillée au corps, d’une certitude. C’est parler du sens avant d’évoquer la prouesse technologique ou la finalité financière. L’inventivité prend souvent source dans un esprit singulier, unique, dans l’esprit d’une femme ou d’un homme, dans son histoire, ses blessures ou ses forces, ses envies ou ses besoins. N’oublions pas que les grands génies de l’humanité ont puisé dans leurs faiblesses intimes (qu’ils cherchaient la plupart du temps à résoudre) l’opiniâtreté nécessaire à leur réussite. 

Nous parlons ici d’un scénario qui n’a plus rien à voir avec le cyborg et qui ne parle pas non plus du rejet de la technologie en tant qu’outil. Nous parlons d’un autre récit, qui utilisera l’intelligence artificielle, mais pour d’autres objectifs, avec d’autres contraintes et règles d’usage. Nous parlons d’une stratégie qui fait la part belle à ce qui fait notre humanité. Et sans opposer l’humain à la machine, il faut bien reconnaître que dans cette stratégie, ce qui était pour le cyborg une faiblesse devient plutôt une force. 

Ici nous ne parlons pas de standardisation. Nous ne parlons pas de logique rationnelle. Nous ne parlons pas de causalité, de prévision, de process. Nous ne parlons pas d’un modèle stéréotypé d’efficience. Ce scénario nouveau, nous ne pourrons donc pas le confier aux machines. Leurs algorithmes surpuissants n’ont ni foi, ni conviction ; ni esprit anarchiste ou transgressif ; ni volonté farouche de survivre et de voir ses enfants plus heureux que soi-même ! La collaboration avec la machine peut être bénéfique, sans doute doit-elle être mieux encadrée, mieux maîtrisée, mieux comprise. Tout cela sera possible si nous sommes tous d’accord sur le récit qu’elle doit servir. Prenons dès aujourd’hui la plume !

Mathilde Hervieu

Chef de projet éditorial, Mathilde Hervieu (France) dirige avec Sandrine Cathelat la recherche de l’Observatoire Netexplo, qui étudie l’impact mondial des nouveaux usages du numérique sur la société et les entreprises.

 

Sandrine Cathelat

Directrice associée, Sandrine Cathelat (France) dirige avec Mathilde Hervieu la recherche de l’Observatoire Netexplo, organisme fondé en 2007 par Martine Bidegain et Thierry Happe, sous le haut patronage du Sénat et du ministère chargé de l’Économie numérique.