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Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Grand angle

La solidarité internationale en question

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Coupés du monde, ces villageois observent impuissants le barrage qui se brise et la montée des eaux, dans l’upazila de Raomari, au Bangladesh. « Tout s’est passé en une demi-heure », explique le photographe bangladeshi Rasel Chowdhury.

Si les pays riches peuvent s’adapter à la hausse des températures « par le simple réglage d’un thermostat », pour reprendre la métaphore du prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu, les pays en développement affrontent des difficultés autrement plus dramatiques. Une réflexion sur la solidarité internationale en tant que conscience éthique. 

Johan Hattingh

Confronté aux problèmes posés par le changement climatique, le monde actuel a plus que jamais besoin d’un cadre éthique et d’une pratique éthiquement fondée de la solidarité internationale.

Ce besoin découle d’abord du simple fait que les problèmes mondiaux et les grandes tendances de notre époque (changements climatiques, déplacements de populations, tensions géopolitiques, numérisation, sécurité, terrorisme international) forment de plus en plus un tout cohérent, alors que nos réponses à ces problèmes sont de plus en plus dispersées. Tel était le fond du message d’António Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies, lors de son discours au Forum économique mondial à Davos en janvier 2019.

Ensuite – mais c’est peut-être le plus important –, le besoin de solidarité internationale découle aussi des causes et des effets du changement climatique lui-même. Ce changement est le produit d’un monde déjà profondément divisé et ses effets, ses répercussions, aggravent et multiplient les divisions et les vulnérabilités qui existent déjà.

Cela vaut également à l’échelon régional pour les groupes sociaux et les communautés marginalisés. Il y a des faits sociopolitiques indéniables qui sont vécus par beaucoup comme des injustices. Les nations et les groupes les plus pauvres, par exemple, sont bien plus exposés aux risques et aux conséquences du changement climatique, alors qu’ils ont bien moins contribué – si ce n’est pas du tout – à ses causes.

De la même façon, ces groupes et ces nations en développement doivent s’adapter au changement climatique, alors qu’ils sont les plus démunis pour ce faire. Ils dépendent pour cela d’une aide extérieure dont l’urgence ne figure pas bien haut dans les priorités des régions les plus riches du globe. Les riches ne sont pas encore directement touchés par les changements climatiques, et quand ils le sont, ils peuvent s’y adapter assez facilement.

Cette asymétrie a été résumée par Desmond Tutu, ancien archevêque du Cap (Afrique du Sud), dans le Rapport mondial sur le développement humain 2007/2008 du Programme des Nations Unies pour le Développement. Selon lui, les populations des pays riches peuvent s’adapter à la hausse des températures, en tout cas pour l’instant, « par le simple réglage d’un thermostat », alors que pour d’innombrables femmes des pays en développement, s’adapter signifie parcourir des distances encore plus grandes pour rapporter de l’eau potable à la maison.

Le champs des possibles

La nécessité de serrer les rangs et de coopérer face au changement climatique est manifeste, mais le monde est divisé et les probabilités de surmonter ces divisions sont très faibles. Alors, que peut-on faire, si tant est que l’on puisse faire quelque chose ? De toute évidence, il y a trois choses par lesquelles nous pouvons commencer : étendre notre intelligence de la notion de solidarité ; écarter deux pierres d’achoppement (le développement humain et l’emploi) qui servent souvent d’excuses pour ne pas s’attaquer au changement climatique ; déplacer le débat sur la solidarité du terrain des faits sociopolitiques vers celui des principes éthiques. 

Abordons-les dans leurs grandes lignes et voyons comment des considérations éthiques émergent déjà dans le débat sur le concept de solidarité.

Une conception élargie et approfondie de la solidarité

De nos jours, la solidarité est communément comprise comme un appel à l’union syndicale ou politique pour lutter contre l’exploitation au travail ou l’oppression. Dans ces deux contextes, la solidarité en tant que concept est liée à la compassion pour les victimes de pratiques d’emploi abusives ou d’injustices politiques et au soutien, matériel ou autre, apporté à ces victimes.

Toutes ces connotations sont également présentes lorsque la solidarité est évoquée comme fondement de la lutte contre le changement climatique : unité, identification, compassion, soutien, assistance. Néanmoins, dans ce contexte, sa signification est étendue à des publics et à des contextes cibles plus vastes que les mouvements pour l’emploi ou les luttes pour la liberté.

Dans la lutte contre le changement climatique, les victimes sont généralement assimilées aux populations directement (et souvent visiblement et dramatiquement) frappées par des événements climatiques extrêmes (inondations, ouragans, sécheresses, feux). Dans ces cas, l’aide humanitaire est habituellement mobilisée très vite, au niveau national ou international, pour répondre aux besoins immédiats des victimes.

Généralement, on dit que ces actes de solidarité sont motivés par la solidarité humaine, qui est fondée sur la reconnaissance du fait que ceux qui souffrent sont des êtres humains comme nous et qui partagent le même destin que nous : leur destin est le nôtre, et nous ne pouvons pas l’ignorer. Les métaphores assimilant la société à un organisme ou l’ensemble de l’humanité à une seule et même famille traduisent souvent cette idée.

Le changement climatique, cependant, nous confronte à l’interdépendance des êtres humains et des écosystèmes pour leur survie et leur épanouissement, écosystèmes incorporés à leur tour dans la biosphère, la terre, le système solaire – tous se déployant successivement selon des processus d’évolution naturelle dans le temps. Par conséquent, les notions de solidarité terrienne, de solidarité planétaire et de solidarité intergénérationnelle peuvent être envisagées pour insister sur le fait bien réel que toute vie sur Terre relève, pour ainsi dire, de la même communauté : la communauté de la vie unie par le même sort commun.

Développement humain versus climat ?

Dans la communauté internationale, la lutte contre le changement climatique est souvent présentée sous forme de dilemme. Les États déclarent souvent ne pas s’engager dans ce combat parce qu’ils doivent d’abord donner à leurs citoyens des moyens de développement pour sortir de la pauvreté. La même excuse est souvent avancée à propos de l’emploi : si la lutte contre le changement climatique pénalise les travailleurs, alors ils ne peuvent pas y participer. L’argument de l’emploi était précisément l’excuse avancée par les États-Unis pour justifier leur retrait de l’Accord de Paris (COP21). 

Mais l’atténuation de la pauvreté et la conservation des emplois sont-elles véritablement si diamétralement opposées à la prise de mesures contre le changement climatique ? C’est exactement la difficulté qu’essaie de résoudre le Rapport sur le développement humain 2007/2008, au titre évocateur : La Lutte contre le changement climatique : un impératif de solidarité humaine dans un monde divisé.

Ce rapport très complet comporte deux messages. Le premier consiste à dire que le changement climatique aura incontestablement des conséquences néfastes pour le développement humain à long terme. Il rendra plus difficile la réalisation des Objectifs de développement durable (à l’époque du rapport : les Objectifs du millénaire pour le développement), voire inversera certains progrès réalisés jusqu’à présent dans le domaine du développement humain. C’est un message alarmant, qui remet fortement en question l’argument selon lequel la lutte contre le changement climatique peut attendre que l’on ait d’abord éliminé la pauvreté dans le monde.

Devant la nécessité grave et urgente d’assurer le développement humain et d’atténuer la pauvreté, le Rapport sur le développement humain 2007/2008 affirme – et c’est là son deuxième message – que le développement humain et la lutte contre le changement climatique ne sont pas des priorités séparées. Ce sont deux aspects de la même priorité, indissolublement liés et qui doivent être considérés ensemble.

En termes de politique et de projets, cela signifie que les mesures prises en réaction au changement climatique devraient simultanément contribuer au développement humain et avoir des retombées bénéfiques dans les deux domaines. En termes éthiques, la solidarité dans la lutte contre le changement climatique signifie au contraire que les pauvres et les vulnérables ne peuvent pas être laissés pour compte. Leurs intérêts doivent être non seulement pris en considération, mais considérés comme prioritaires. Ils doivent être traités de manière intelligente et habile, de sorte que les enjeux du développement humain et du changement climatique n’en fassent plus qu’un.

Le même argument vaut pour la préservation des emplois. Si les travailleurs sont laissés pour compte dans la lutte contre le changement climatique, les impératifs éthiques de solidarité sont trahis. En clair, si des emplois sont perdus dans la lutte contre le changement climatique, c’est que nous ne nous y sommes pas pris aussi intelligemment et habilement que nous l’aurions dû.

Un débat éthique

Voici pourquoi il nous faut déplacer le débat sur la solidarité du terrain des faits sociopolitiques vers celui des principes éthiques. 

À cet égard, la Déclaration de principes éthiques en rapport avec les changements climatiques (2017) de l’UNESCO offre un bon point de départ. La solidarité y figure au nombre des six principes éthiques censés guider l’action de tous les décideurs face aux changements climatiques.

Dans le domaine des faits sociopolitiques, le débat tourne habituellement autour du manque de solidarité ou de l’impossibilité de la faire jouer, transformant cette impossibilité en une excuse commode pour ne rien tenter contre le changement climatique. Dans la sphère éthique, la solidarité est considérée comme une forme de conscience et une source d’inspiration pour agir, c’est-à-dire comme un engagement et un point de départ à l’action, plutôt que comme une condition préalable à l’action.

Vu les exigences éthiques de solidarité posées par la lutte contre le changement climatique, de grandes incertitudes continuent de planer sur un monde de plus en plus divisé. Une conception radicalement élargie de la solidarité ne facilitera peut-être pas la coopération internationale, mais elle sera une source plus riche d’inspirations et de motivations pour nous atteler ensemble à la tâche gigantesque d’affronter le changement climatique.

Climate Frontlines

Johan Hattingh

Professeur de philosophie à l’université Stellenbosch, Johan Hattingh (Afrique du Sud) est spécialiste en éthique appliquée, éthique environnementale et éthique du changement climatique. Il a assuré deux mandats à la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies de l’UNESCO (COMEST). Il a aussi présidé le Groupe d’experts ad hoc réuni par l’UNESCO en 2016 et chargé d’élaborer un texte préliminaire de la Déclaration de principes éthiques en rapport avec les changements climatiques