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Interview

Créer un espace de rencontre sur la liberté d’expression est essentiel à la santé de la société moderne

02/11/2020

Photo : María Teresa Ronderos, journaliste colombienne.

Sans un journalisme de qualité, les sociétés tombent malades. J’aime utiliser cette métaphore : si vous ne vous nourrissez que d’aliments malsains, vous tomberez malade. Il en va de même pour les sociétés : si elles ne consomment que des informations de mauvaise qualité, elles tombent malades. Elles finissent divisées, prennent les mauvaises décisions, élisent les mauvais représentants.

María Teresa Ronderos, journaliste colombienne

Les défis liés à la liberté d’expression, à l’accès à l’information et à la sécurité des journalistes n’ont fait que s’accentuer au cours des dernières décennies, affirme María Teresa Ronderos. Par rapport à la période d’après-guerre où la pensée libérale et la foi en la démocratie étaient prédominantes, les dernières tendances reflètent un affaiblissement des convictions et du consensus non seulement autour de la liberté d’expression, mais aussi du rôle des médias lui-même.

« Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est que les gouvernements sont de plus en plus à l’aise avec le concept de démocratie illibérale. Mais le fait est que la liberté d’expression est la pierre angulaire de la démocratie et des sociétés qui respectent les libertés individuelles et les droits de l’homme. Il est inquiétant de voir que la répression des journalistes et le muselage de l’expression deviennent plus acceptables. »

Selon María Ronderos, à une époque où les informations sont abondantes et multidirectionnelles, nous devons relever deux grands défis. Premièrement, il semble que notre croyance commune en la protection de la liberté des médias et de la liberté d’expression s’affaiblisse – elle ne disparaît pas nécessairement, mais elle devient certainement plus divisée, alors que les gouvernements attaquent les journalistes et que les frontières entre les vérités et les contre-vérités s’estompent.

Deuxièmement, en reconnaissant cela, nous sommes confrontés à la tâche de gérer ce mélange complexe d’informations et de le clarifier, sans empiéter sur la liberté d’expression. À l’ère de l’Internet, beaucoup appellent à une réglementation des contenus en ligne, explique María Ronderos, mais, si nous avons besoin que ceux qui produisent l’information soient responsables et que les informations soient fiables, en réglementant de manière imprudente, nous conférons un immense pouvoir à ceux qui décident quelles informations seront partagées. C’est là que se trouve la contradiction de la gestion de la désinformation : la frontière entre la liberté d’expression et la réglementation des contenus.

Renforcer le journalisme dans un écosystème d’information trouble

Selon María Ronderos, la clé pour défaire ce nœud gordien réside dans l’éducation. Nous devons en premier lieu renforcer le journalisme en développant les capacités des journalistes à naviguer dans une nouvelle ère de partage de l’information, où chacun dispose d’une plate-forme pour s’exprimer, et où la cacophonie des voix qui en résulte peut rendre beaucoup plus difficile de discerner la réalité de la fiction. Dans cette nouvelle ère, le modèle économique des médias traditionnels, qui devait déjà s’adapter rapidement avant la pandémie, est en réelle difficulté.

Un journalisme de qualité – c’est-à-dire, un journalisme indépendant, transparent, responsable et éthique – reste le fondement de la démocratie, en ce qu’il oblige les gouvernements à rendre des comptes et fournit aux individus des informations qui leur permettent de faire valoir leurs droits. Le principal défi du journalisme consiste à adapter sa relation avec ses publics : il n’est plus le médiateur privilégié, mais plutôt un parmi de nombreux autres. Sa mission consiste à permettre la production collective de la vérité, pour laquelle les journalistes enquêtent et apportent de précieuses informations, tout en faisant appel aux connaissances de la société civile afin de construire ensemble un récit crédible.

« Les médias peuvent aider les individus dans leur – pour reprendre une expression – « cheminement collectif » vers la vérité. Dans notre nouvelle ère numérique, nous échangeons des informations et des points de vue sur d’immenses plates-formes avec des publics larges et réactifs – mais les médias sont là pour traiter et comparer ces informations, enquêter sur ce qui se passe et pourquoi, et nous apporter de la clarté. Il ne s’agit plus de transmettre des informations d’un côté à l’autre – nous cherchons la vérité ensemble. »

Toutefois, pour y parvenir, les médias doivent comprendre comment fonctionne cet écosystème d’information en mutation et apprendre à travailler avec les technologies.

« Les technologies sont une bénédiction dans l’exercice d’un journalisme de qualité, et des organisations telles que l’UNESCO peuvent montrer la voie. L’UNESCO est au cœur de la réflexion sur la manière dont le savoir humain peut bénéficier à l’humanité. Pour ce faire, elle peut mettre la science au service de la liberté d’expression. Dans ce domaine, elle peut jouer un rôle visionnaire et éclairer le chemin à suivre. »

L’éducation aux médias et à l’information dans la lutte contre la désinformation

Notre deuxième mission, dit María Ronderos, consiste à apprendre aux individus à porter un regard critique sur les informations, et à renforcer leur capacité de détecter les faussetés qu’elles contiennent. Cela suppose d’intégrer l’éducation aux médias et à l’information dans les programmes scolaires, et de former aussi bien les enseignants que les élèves.

Durant la pandémie de COVID-19, nous avons vu que les fausses informations se répandaient plus vite que les vraies, sans pouvoir être remises en cause du fait que, selon María Ronderos, la crise de la pandémie a rendu le journalisme d’investigation plus difficile, et que de nombreux médias hésitent davantage à critiquer les gouvernements.

« Une partie des médias se sont montrés plus réticents à demander des comptes aux gouvernements durant la pandémie. Celle-ci a été vécue comme une guerre – vous voulez être unis, et les médias ne veulent pas être perçus comme déconnectés. Cela signifie en revanche que vous vous retrouvez avec des gouvernements qui font des choses sans surveillance. De même, les journalistes ont dû apprendre à enquêter presque à 100 % en ligne à cause des restrictions – ce qui veut dire qu’il est absolument essentiel, pour garantir la responsabilité des démocraties, que les gouvernements publient les informations et y donnent accès. »

En d’autres termes, lorsque les conditions et la qualité des contenus auxquels vous avez accès sont défaillantes, il est impératif de doter les journalistes et les consommateurs d’informations des bons outils d’analyse critique.

Défendre la sécurité des journalistes et rassembler autour de la liberté d’expression

Tout en renforçant ces capacités, dit María Ronderos, nous devons aussi réaffirmer l’importance des médias libres et pluralistes pour promouvoir la responsabilité. Nous ne pouvons pas le faire si les journalistes sont attaqués. Selon elle, le harcèlement et les assassinats de journalistes visent à les réduire au silence et à étouffer cette responsabilité.

Nous devons observer les schémas de l’impunité – et en comprendre le pourquoi du comment. Au-delà de ça, nous devons lutter contre les actes d’intimidation et de harcèlement de nos collègues en ligne, en particulier des femmes, dont certains ont causé des préjudices réels.

María Teresa Ronderos

Des organisations telles que l’UNESCO doivent soutenir cet effort. À cette fin, il est très utile d’aborder ces questions dans le cadre d’événements tels que le Journée mondiale de la liberté de la presse, qui a montré son impact réel dans sa capacité à mobiliser les communautés, les célébrités, les artistes et bien d’autres, ainsi que la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes et le Prix mondial de la liberté de la presse UNESCO-Guillermo Cano, déclare María Ronderos, car ces manifestations mettent en avant l’importance de la liberté de la presse et portent ces questions au premier plan des discussions à travers le monde. Le plaidoyer dans ce domaine est l’une des grandes priorités de l’UNESCO.

Pour María Ronderos, l’avantage comparatif de l’UNESCO à cet égard réside à la fois dans sa capacité de rassembler la science, l’éducation, la culture et la liberté d’expression, ainsi que dans son rôle de partenaire pour impliquer les principaux acteurs dans ce domaine. Par exemple, il peut être difficile d’inciter les grandes plates-formes commerciales à participer auprès des autres acteurs aux discussions sur des enjeux cruciaux, dit-elle, tels que le pouvoir du marché et l’impératif de soutenir ceux qui produisent et diffusent des informations qui peuvent faire le succès ou l’échec des démocraties.

« L’une des grandes forces de l’UNESCO est son rôle de rassembleur – elle constitue une plate-forme de discussion qui rassemble des personnes de toutes les convictions idéologiques. Pour parler de liberté d’expression, il est essentiel de réunir tout le monde autour de la table. »

Le 2 novembre est la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes. Vous pouvez lire le Rapport de la Directrice générale de l'UNESCO sur la sécurité des journalistes et le danger d'impunité ici.

María Teresa Ronderos est membre du Groupe de réflexion de haut niveau de la Directrice générale, une initiative qui s’inscrit dans le cadre de la Transformation stratégique de l’UNESCO et qui est destinée à anticiper et à analyser les évolutions à l’échelle mondiale ainsi qu’à contribuer à l’enrichissement de la prochaine Stratégie à moyen terme de l’UNESCO.

 

*Les idées et opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les points de vue ou la position officielle de l’UNESCO.