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Pillage d’antiquités : arrêter l’hémorragie

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Affiche de l'exposition « Arrêter le trafic illicite d’antiquités », Musée archéologique de Thessalonique, Grèce, 2012.
Depuis l’adoption, en 2015, de la résolution 2199 du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui stipule l’interdiction de tout commerce de biens culturels en provenance d’Iraq et de Syrie, les efforts se sont intensifiés pour empêcher le financement du terrorisme par le trafic illicite d’antiquités. Un mouvement mondial initié par l’UNESCO appelle à une législation plus contraignante.

Par Samuel Hardy

Le marché des biens culturels est un marché gris, où circulent des marchandises « propres » et d’autres qui le sont moins. S’il est difficile d’évaluer précisément le montant de ce versant illicite, on peut se faire une idée de son échelle. Interrogé par l’International Herald Tribune (15 février 2005), l’archéologue John Russell estimait qu’entre mars 2003 et le début de 2005, 400 000 à 600 000 antiquités auraient été pillées en Iraq, générant 10 à 20 millions de dollars.

Les statistiques concernant ce trafic illicite sont notoirement difficiles à recueillir, même lorsqu’il s’agit de crime organisé « ordinaire », commis dans des environnements relativement stables. Ces difficultés grandissent en cas de conflit impliquant une myriade de factions mouvantes à l’intérieur et d’intermédiaires également fluctuants à l’extérieur. Et cela se complique encore quand guerre et économie de guerre s’alimentent l’une l’autre. Rien qu’en Syrie et en Iraq, on dénombre des douzaines de plaintes précises, sans rien pour les étayer.

Mais même lorsqu’on possède des preuves documentées, leur interprétation peut s’avérer délicate. La section chargée aux États-Unis d’enquêter sur le financement du terrorisme rapporte que le 15 mai 2015, les forces spéciales américaines en Syrie ont attaqué le QG d’Abou Sayyaf, chef des opérations de contrebande de Daech (pétrole, gaz, minéraux et antiquités). Elles ont mis la main sur plusieurs reçus d’antiquités, indiquant qu’en quatre mois, dans la province de Deir ez-Zor, Daech avait prélevé une taxe d’un cinquième (khum), soit 265 000 dollars, sur des ventes totalisant 1,32 million de dollars. Ce qui correspondrait, selon les estimations, à 800 000 dollars de taxes pour un chiffre d’affaires annuel de 4 millions de dollars.

Mais l’échantillon est trop mince. La disponibilité et les possibilités de commercialisation des antiquités (et d’autres sources illicites de revenu) sont une spécificité régionale. Et l’on ignore tout des individus, matériels et activités financés par ces recettes. Cela dit, dans toute économie, licite ou illicite, les revenus, d’où qu’ils viennent, sont une manne pour les autorités fiscales.

Démanteler les filières

Selon le Bureau d’Interpol à Beyrouth, le trafic d’antiquités syriennes transitant par le Liban est aux mains du crime organisé, et a connu une croissance exponentielle depuis le début du conflit. Confronté à ses propres défis en matière de gouvernance et de sécurité, le Liban abat pourtant gang sur gang : six rien qu’en 2016. Bien d’autres filières du commerce illicite des antiquités pourraient être démantelées, si d’autres pays de transit et de destination prenaient leurs responsabilités avec autant de sérieux.

Il y a eu quelques succès similaires, même s’ils révèlent l’ampleur des structures et des mécanismes du trafic des antiquités en zone de conflit. La police allemande a arrêté une bande qui, entre 2011 et 2014, a dérobé localement des objets culturels pour soutenir des groupes rebelles syriens comme Ahrar al-Cham, Jound al-Cham ou Daech. En 2014, la garde civile espagnole a mis fin à un trafic d’antiquités égyptiennes qui finançait le djihadisme.

Mais on compte aussi des échecs tragiques. Selon une enquête en cours de Paris Match Belgique, dévoilée le 27 octobre 2016, Khalid El Bakraoui, l’auteur de l’attentat suicide du 22 mars 2016 contre la station de métro Maelbeek à Bruxelles, avait, entre 2013 et 2015, exigé rançon de trois compagnies d’assurance pour des œuvres dérobées au musée Van Buuren de Belgique.

Restitutions

Malgré les dénégations de commercialisation d’antiquités syriennes et iraquiennes, on en a retrouvé en Bulgarie (2015), en Hongrie (2017), en Slovénie (2016) et en France (2016). Et comme l’ont révélé dans le Guardian (juillet 2015) et sur Channel 4 (avril 2016) les archéologues Mark Altaweel et David Gill, des antiquités provenant de zones de conflit ont été, en 2015, interceptées, puis, publicité à l’appui, mises sur le marché britannique.

Les données publiques restent muettes, mais selon le Directeur général des antiquités et des musées de la Syrie, interrogé par Al-Masdar News (mai 2017), « plusieurs pays européens » ont intercepté et restitué des antiquités. Au moins 300 objets culturels saisis entre 2012 et 2014 ont été rendus à la Syrie, souligne la Direction générale des antiquités libanaise dans le Daily Star (janvier 2017). Et, parmi eux, des objets pillés à Palmyre avant la prise de la cité antique par Daech, alors qu’elle était sous contrôle, d’abord, de l’Armée syrienne libre, puis de la République arabe syrienne. Or, depuis 2011 dans le cas de la Syrie – et 1990 pour l’Iraq – des dizaines de milliers de pièces authentiques en provenance de ces deux pays (ainsi que des faux, imitations et contrefaçons récents) ont été saisies dans la région et au-delà.

La plus grande part des antiquités pillées n’ont cependant pas été restituées à la Syrie depuis 2011. En cause, sans doute, la difficulté technique d’attribuer à un État moderne la propriété d’un objet antique d’après son style, et la destruction délibérée des preuves scientifico-juridiques d’appartenance au pays d’origine par les pilleurs, les trafiquants, les vendeurs et les collectionneurs. Mais il y a aussi la difficulté juridique causée par la non reconnaissance, au niveau international, d’autorités apparentées à des États, ou l’exploitation politique de la diplomatie culturelle. L’Iraq peine encore à récupérer des antiquités volées lors des crises de 1990 et de 2003.

Rien de nouveau sous le soleil


Exposition au Colisée de Rome, en 2010, de 337 œuvres d’art volées, qui ont été retrouvées par les carabiniers italiens.

Si l’on veut lutter demain contre le trafic d’antiquités issues de zones de conflit, il faut reconnaître l’existence d’activités similaires ayant eu lieu hier. Ce qui se passe en Syrie et en Iraq n’est ni nouveau, ni accidentel. Au début des années 1990, les services de sécurité yougoslaves utilisaient des antiquaires pour blanchir des œuvres dérobées. En Colombie, les paramilitaires d’extrême-droite s’adonnaient au trafic d’objets d’art. À la fin des années 1990, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul vendaient des antiquités pour financer leur guerre au Sri Lanka. À la même époque, le pillage, la contrebande et le racket exercés par l’Alliance du Nord et les talibans (toujours en activité) et, avant eux, les djihadistes et les moudjahidine, ont saccagé l’Afghanistan. Au Liban, pendant la guerre civile de 1975-1990, les milices ont pillé et exporté des antiquités.

L’histoire du trafic d’antiquités en zone de conflit en tant que crime d’État est vieille d’au moins un siècle et demi. On y trouve, pêle-mêle, la rémunération en nature des assassinats de la junte argentine, les auto-subsides des communistes bulgares et les pillages des Khmers rouges cambodgiens. Maintes et maintes fois, des antiquités dérobées en zone de guerre ont été acheminées jusqu’aux marchés locaux, régionaux et mondiaux et consommées par ces mêmes marchés. Dans certains cas, cela s’est produit sans régulation efficace des pays qui ont créé la demande et dont les marchés ont subventionné le conflit. Dans d’autres, le trafic a eu lieu avec la complicité d’États qui ont facilité le financement de mandataires, alliés et autres groupes armés. Il s’est même opéré sous l’œil méticuleux des États.

Devant pareilles preuves, il devient impossible de défendre les mythes rassurants qui prétendent que le financement des conflits par le trafic d’antiquités est une vue de l’esprit, qu’il ne joue aucun rôle dans leur développement ou qu’il peut être éradiqué par des mesures exceptionnelles à l’encontre de certains groupes. Il n’existe qu’une seule façon de circonvenir ce genre de trafic : la surveillance et la réglementation du marché des antiquités provenant de zones de conflit.

La résolution 2199

En réponse à la violence terroriste de l’État islamique (Daech), du Front al-Nosra (FAN) et d’autres groupes liés à Al-Qaïda, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté en 2015 la résolution 2199. Celle-ci exige le renforcement des sanctions financières à l’encontre de ces groupes, afin de limiter leurs activités violentes en bloquant leurs financements et leurs dépenses, et notamment les produits du pillage, de la contrebande et autres sources de profit provenant du commerce illicite de biens culturels.

Réaffirmant la résolution 1483 de 2003, qui exige des États qu’ils interdisent le commerce ou le transfert de biens culturels soupçonnés d’avoir été enlevés illégalement d’Iraq (à compter du 6 août 1990) et facilitent la restitution en bon état de ces objets à l’Iraq, la résolution 2199 réitère ces mesures juridiquement contraignantes concernant les biens culturels dont on suspecte l’enlèvement illégal de Syrie après mars 2011.

Depuis, la résolution 2253, adoptée en 2015, a obligé les États à rendre compte des saisies d’objets culturels provenant d’Iraq et de Syrie et du résultat des poursuites engagées contre les trafiquants d’antiquités finançant Daech, le FAN, Al-Qaïda et/ou leurs associés. Ces mesures ciblées ont été complétées par la résolution 2347 de 2017, qui demande aux États d’interdire le commerce ou le transfert de biens culturels de toute zone ou situation de conflit.

Plusieurs États affirment avoir pris des mesures contribuant à la mise en œuvre de la résolution 2199 du Conseil de sécurité. Chypre, par exemple, a révisé ses procédures pour faciliter l’application de la loi. Le Pakistan s’est efforcé d’améliorer les capacités de ses agents à combattre le trafic illicite en diffusant la Liste rouge d’urgence des biens culturels syriens en péril du Conseil international des musées (ICOM). Les autorités canadiennes, françaises, macédoniennes (ARYM), pakistanaises et tchèques, pour ne citer qu’elles, ont intensifié leurs contrôles douaniers.

Parmi les efforts législatifs majeurs, citons ceux de l’Allemagne, dont la Loi sur la protection des biens culturels, adoptée en 2016, appuie et renforce de nombreux instruments existants, notamment en imposant à tous un devoir de diligence dans les échanges et la tenue de registres des transactions. Suivant cet exemple, le Conseil de l’Europe s’est doté en 2017 d’une Convention sur les infractions visant des biens culturels, ouverte à la signature de tout État, qui comble de nombreuses failles − par exemple, en pénalisant l’importation, l’acquisition et/ou la commercialisation de biens culturels ayant fait l’objet de vol, de pillage et/ou d’exportation illégale. Un des faits déplorés étant la possibilité pour les contrevenants de poursuivre leur activité, cette convention est importante parce qu’elle permet également de priver les coupables du droit de commercialiser des biens culturels.

Pourtant, bien des États qui ont techniquement « fait quelque chose », n’ont fait que réaffirmer ou réitérer des mesures générales existantes. L’UNESCO a dû renouveler son appel aux États à prendre ne serait-ce qu’un minimum de mesures concrètes, comme de rendre compte des saisies d’objets culturels issus de zones de conflit, tout en exhortant les parties à la Convention de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels et de transcrire les résolutions 2199 et 2253 dans leur législation.

Lire son analyse ici.

Quelques dossiers à lire dans Le Courrier de l’UNESCO

Monuments en péril Le Courrier de l’UNESCO 1965-1

Alerte aux pirates de l'art Le Courrier de l’UNESCO 1965-11

Trésors culturels: la fin d'un exil Le Courrier de l’UNESCO 1978-7

A la recherche de l'art perdu Le Courrier de l’UNESCO 1999-3

Contre les pilleurs et les vandales: sauvons nos trésors Le Courrier de l’UNESCO 2001-4

Samuel Hardy

Samuel Hardy (Grande-Bretagne) est chercheur associé honoraire à l’Institut d’archéologie de l’University College de Londres. Il enquête sur le trafic d’antiquités dans les conflits et les crises, exercé notamment par et pour des terroristes, des groupes armés et des régimes répressifs.