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Vers une alliance épistémologique pour décoloniser les savoirs du Sud et du Nord

Obrillant Damus — 12 avril 2021

Obrillant Damus

Les pratiques sociales, culturelles et scientifiques au XXIe siècle ne doivent pas être des lieux où sacrifier des savoirs locaux sur l’autel de la rigueur scientifique occidentale, mais des espaces favorisant un dialogue respectueux et fécond entre les détenteurs de savoirs du Nord et les détenteurs de savoirs du Sud (visée co-émancipatrice). Apprendre à être ou à devenir, c’est s’ouvrir à la diversité épistémologique afin de développer son potentiel humain de façon durable et multidirectionnelle. Il est indispensable de penser, dans les limites d’une pédagogie transgressive et émancipatrice, les modalités pratiques d’une alliance entre les épistémologies du Nord et celles du Sud en faveur des futurs de l’éducation. 

Le paradigme éducatif monoculturel s’apparente à un rouleau compresseur qui broie sur son passage des savoirs locaux aux dimensions multiples (technique, symbolique, magique, religieuse, relationnelle, rationnelle…) qui lui paraissent irrationnels ou résiduels, alors qu’une bonne partie de ces savoirs joue un rôle très important dans la durabilité humaine et planétaire. Si les écoles et les sociétés du futur veulent réduire les pratiques conscientes et inconscientes de destruction des connaissances locales et autochtones dans les pays du Sud et du Nord, elles doivent inviter les titulaires de ces savoirs à les enseigner et à les utiliser sans contrainte afin de renforcer leur résilience et d’optimiser leur transmission aux générations actuelles et futures. La valorisation de la diversité des savoirs, des ontologies, des parcours historiques, des temporalités, des cultures humaines, des langues, des visions du monde, des modes de pensée et d’action permettra à l’Éducation du futur de faire face à la violence monoculturelle. Les systèmes éducatifs du futur devraient être fondés sur une écologie des savoirs, en ce sens qu’ils sont appelés à articuler les savoirs du Sud et les savoirs du Nord dans la perspective de fabriquer des humains lococentrés, allocentrés et planétocentrés capables de saisir des unités dialectiques dans le flux kaléidoscopique des faits humains et naturels. 

Les produits des systèmes éducatifs occidentaux et occidentalocentrés considèrent généralement les pauvres en revenu du Nord et du Sud comme des pauvres en pensée. Fondés sur la dichotomie entre les sachants et les non-sachants ou entre les savants et les croyants, ces systèmes éducatifs promeuvent consciemment et inconsciemment la séparation socio-épistémique au détriment de l’entraide épistémologique nécessaire à la survie de l’humanité. Cette attitude multiséculaire représente un handicap à l’hybridation des savoirs, laquelle reflète mieux la complexité de la vie humaine. En excluant la langue (glottocide* symbolique / *Beaucoup de langues locales font l’objet d’une destruction symbolique puisqu’elles sont exclues de la sphère éducative et scientifique. Elles sont ignorées, maltraitées et méprisées.  Le terme glottocide renvoie au « processus de marginalisation d'une langue au sein d'une communauté de locuteurs au profit d'une ou plusieurs autres langues, aboutissant à la disparition progressive de cette langue ».) des titulaires de savoirs locaux et les modes de production de savoir qui ne concordent pas avec l’épistémologie du Nord, les processus éducatifs formels, dont la monoculture de la connaissance scientifique est le substrat, engendrent des pertes cognitives inévaluables dans tous les champs d’activité. L’intégration des titulaires de savoirs locaux dans l’éducation formelle induira des co-constructions de nouveaux savoirs et des corrections mutuelles entre savoirs du Sud et savoirs du Nord, dont la science, en tant qu’œuvre de l’Humanité, se trouvera, à n’en pas douter, enrichie.

L’intégration des titulaires de connaissances locales et autochtones dans l’éducation classique ne se fera pas sans l’utilisation des idiomes locaux. L’emploi des langues ancestrales dans les pays anciennement colonisés comme véhicules principaux d’enseignement provoquera la libération et l’autonomie intellectuelles, l’esprit critique, le sentiment de sécurité linguistique, le développement des capacités cognitives et métacognitives, qui sont tous indispensables au processus de production du savoir. Les inégalités face à la maîtrise d’une ou de plusieurs langues « mondiales » créent une ligne abyssale entre le Sud et le Nord dans le domaine de la production de la connaissance. Malgré les efforts de réforme et d’aménagement déployés en faveur de beaucoup d’entre elles, les langues locales sont encore considérées à l’intérieur de nombreux États comme des instruments inaptes à l’abstraction ou à la science moderne. Or, il est nécessaire de faire de ces langues des véhicules d’enseignement dans la perspective d’une éducation multiculturelle émancipatrice et du développement durable. 

Les systèmes de savoirs locaux et indigènes sont non seulement associés à la soutenabilité humaine mais aussi à la durabilité planétaire en permettant ainsi aux communautés de participer à la conservation et à l’utilisation durable de la biodiversité et des écosystèmes. L’intégration des savoirs locaux dans les programmes d’études primaires, secondaires et universitaires permettra aux institutions éducatives du futur de réduire l’auto-épistémicide (des savoirs locaux disparaissent tout seuls faute d’être valorisés et utilisés par les acteurs notamment les jeunes), les pratiques endo-épistémicides (beaucoup d’acteurs issus des systèmes éducatifs occidentalocentrés, ainsi que plusieurs titulaires de savoirs ancestraux comme les matrones d’Haïti, les médecins traditionnels africains et andino-amazoniens, cessent d’utiliser certains savoirs locaux) et exo-épistémicides (les interventions occidentalocentrées font disparaître à grande vitesse, de manière consciente et inconsciente, de nombreux savoirs et savoir-faire locaux qui étaient jusque-là efficaces. On peut qualifier de technocide le processus de destruction des savoirs techniques traditionnels).

L’avenir de l’Éducation et la durabilité humano-planétaire
ne sont pas pensables en dehors d’une alliance constructive
entre les épistémologies du Nord et celles du Sud.

L’un des buts principaux de l’éducation du futur est de supprimer les dichotomies antidurables (Homme/Nature ; nous/eux ; Nature/culture ; logique/irrationnel…), sur le plan humain et planétaire, en fabriquant des êtres cosmocentrés (versus égocentrés) capables de saisir des unités dialectiques, des faits humains et naturels à travers le filtre d’un langage interdisciplinaire. Ils seront capables d’harmoniser leurs intérêts avec ceux des autres, en accordant plus de sens au vivre ensemble et au vivre relié (universalisme relationnel ; fraternité universelle) au détriment du vivre pour soi (égocentrisme destructeur). Si nous voulons que le modèle de développement économique et social actuel devienne moins antinomique avec la durabilité humaine et planétaire, nous devons fonder les futurs de l’éducation sur des systèmes de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être issus de pratiques anthropiques multiples entre lesquelles toute relation de subordination et d’oppression scientifiques doit être exclue (écologie des paradigmes, des ontologies, des temporalités et des pratiques). Si les institutions éducatives du futur cessent d’être des lieux où sacrifier des savoirs locaux et autochtones sur l’autel de la rigueur scientifique occidentale, mais des espaces favorisant un dialogue respectueux et fécond entre les titulaires de savoirs du Nord et les possesseurs de savoirs du Sud (visée co-émancipatrice), les pratiques exo et endo-épistémicides seront réduites dans l’hémisphère sud. L’avenir de l’Éducation et la durabilité humano-planétaire ne sont pas pensables en dehors d’une alliance constructive entre les épistémologies du Nord et celles du Sud. 

 

Obrillant Damus est socio-anthropologue, linguiste, pédagogue et professeur à l’Université d’État d’Haiti et l’Université Quisqueya. Il peut être contacté à l’adresse suivante : oobrillant@yahoo.fr. Note additionnelle : cet article est basé sur un document d’information préparé pour la commission internationale sur les futurs de l’éducation.

 

Citer cet article (format APA)
Damus, O. (12 avril 2021) Vers une alliance épistémologique pour décoloniser les savoirs du Sud et du Nord. LABO Idées de l'UNESCO - Les Futurs de l'éducation. Repris à partir de https://fr.unesco.org/futuresofeducation/ideas-lab/damus-alliance-epistemologique-decoloniser-savoirs-sud-nord .

Citer cet article (format MLA)
Damus, Obrillant. "Vers une alliance épistémologique pour décoloniser les savoirs du Sud et du Nord". LABO Idées de l'UNESCO - Les Futurs de l'éducation. 12 avril 2021, https://fr.unesco.org/futuresofeducation/ideas-lab/damus-alliance-epistemologique-decoloniser-savoirs-sud-nord.

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