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Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

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La première guerre mondiale et ses conséquences en Afrique

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La campagne en Afrique-Orientale allemande: débarquement à Lindi de recrues nigérianes destinées à être incorporées dans la Brigade nigériane (décembre 1917).
© Imperial War Museum

La grande guerre marqua dans l’histoire de l’Afrique un tournant qui, pour n’être pas aussi spectaculaire que le deuxième conflit mondial, n’en était pas moins important à maints égards. Elle a notamment redessiné la carte de l’Afrique telle qu’elle se présente à peu près aujourd’hui. 

Michael Crowder

La première guerre mondiale fut avant tout un conflit entre puissances européennes auquel l’Afrique se trouva mêlée, directement et indirectement, du fait qu’à l’ouverture des hostilités elle était dans sa majeure partie placée sous la domination des belligérants. Si elles n’eurent qu’une influence marginale sur le cours de la guerre, les campagnes qui se déroulèrent sur le sol africain eurent d’importantes répercussions sur le continent. Plus d’un million de soldats africains participèrent à ces campagnes ou aux opérations militaires en Europe. Plus nombreux encore furent les hommes, auxquels s’ajoutèrent des femmes et des enfants, recrutés, souvent de force, pour servir de porteurs et suppléer aux moyens dont dispose traditionnellement l’intendance pour ravitailler les armées, comme la route, le rail ou les animaux de charge. Plus de 150 000 soldats et porteurs ont perdu la vie au cours du conflit. Le nombre des blessés ou des mutilés fut encore plus élevé. À la fin des hostilités, tous les pays d’Afrique, à l’exception des petits territoires espagnols demeurés neutres, s’étaient trouvés formellement engagés dans l’un ou l’autre camp.

Même les derniers États indépendants du continent — Libéria, Éthiopie et Dārfūr — furent impliqués. Le Libéria se rangea aux côtés des Alliés lorsque les États-Unis d’Amérique entrèrent en guerre en 1917. Le jeune empereur promusulman d’Éthiopie, Lij Iyasu, proclama l’allégeance de son pays à la Turquie, faisant craindre aux Alliés qu’il n’inspirât chez les musulmans de la Corne de l’Afrique un djihād, alors même que les forces de Sayyid Muḥammad Abdille Ḥasan posaient des problèmes aux Anglais. Des troupes britanniques, françaises et italiennes marchèrent sur Berbera, Djibouti et Massawa ; mais leur intervention se révéla inutile, car des nobles chrétiens, indisposés par la politique de l’empereur, le renversèrent en septembre 1916. De même, le sultan ˓Alī Dīnār du Dārfūr, nominalement tributaire du Soudan anglo-égyptien, mais en réalité indépendant, répandit l’appel turc en faveur du djihād; il attaqua le Tchad français, menaça Borno (Nigéria septentrional), occupé par les Anglais, et essaya de provoquer une rébellion au Kordofān (Soudan). Ce ne fut qu’en février 1916 qu’il fut battu et tué au combat. Le Dārfūr fut alors intégré au Soudan.

Qu’ils aient participé directement ou non aux combats, les territoires africains subirent presque tous les contrecoups de l’exclusion des Allemands du commerce africain, de la pénurie de produits d’importation causée par l’insuffisance des tonnages disponibles, ou, au contraire, des accroissements soudains de la demande de ressources stratégiques.

Nombre d’ouvrages ont été consacrés aux campagnes des Européens en Afrique au cours de la première guerre mondiale ainsi qu’au partage ultérieur des territoires allemands par les puissances alliées victorieuses — dernier épisode des luttes pour la conquête de l’Afrique; mais on s’est beaucoup moins intéressé aux répercussions de la guerre sur les Africains et sur les structures administratives qui leur avaient été nouvellement imposées par les conquérants européens3 . Comment ces fragiles structures ont-elles résisté à l’exode du personnel administratif européen, au spectacle du conquérant blanc aux prises avec le conquérant blanc, aux ponctions en hommes et en matériel imposées à des Africains nouvellement soumis et aux révoltes qui éclatèrent un peu partout pendant la guerre, sinon toujours directement ou même indirectement à cause d’elle? Quelles furent les conséquences sociales, politiques et économiques de la participation africaine au conflit européen? C’est à ces grandes questions que le présent chapitre tentera principalement de répondre. Cependant, il est indispensable de donner une brève relation des campagnes militaires si l’on veut bien comprendre les répercussions de la guerre sur l’Afrique.

La guerre sur le sol africain

Pour l’Afrique, la conséquence immédiate de la déclaration de guerre en Europe fut l’invasion des colonies allemandes par les Alliés. Aucun des deux belligérants ne s’était préparé au conflit au sud du Sahara. En fait, on espéra même un court instant que la région pourrait être épargnée. Le gouverneur du Togo, Doering, proposa à ses voisins de la Gold Coast (actuel Ghana) britannique et du Dahomey (actuel Bénin) français de neutraliser le Togo pour ne pas donner aux Africains le spectacle de Blancs se disputant entre eux . En Afrique-Orientale allemande (actuelle Tanzanie), le gouverneur, le Dr Schnee, était résolu à éviter les hostilités de façon à pouvoir poursuivre son énergique programme de développement; quand les Britanniques bombardèrent Dar es-Salaam peu après la déclaration de guerre, il souscrivit à l’idée d’une trêve de courte durée, destinée à neutraliser l’Afrique-Orientale allemande. Certains milieux espéraient même que les dispositions du traité de Berlin (1885) relatives à la neutralité du bassin conventionnel du Congo permettraient d’éviter la guerre à l’Afrique de l’Est et du Centre.

Cependant, le courant en faveur d’une extension du conflit africain aux possessions allemandes devait l’emporter. Pour l’Angleterre, qui possédait la maîtrise des mers, la stratégie définie en 1919 par le Committee for Imperial Defence (Comité pour la défense de l’Empire) prévoyait de porter la guerre dans les colonies de l’ennemi. Pour conserver cette suprématie navale, elle devait mettre hors d’usage le système de communication et les principaux ports de l’Allemagne en Afrique. Quant aux Alliés, une victoire pouvait leur permettre de se partager les possessions allemandes à titre de butin de guerre. Cette considération joua certainement un grand rôle dans la décision du commandant général des Forces d’Afrique du Sud, le général Louis Botha et du ministre de la Défense, J. C. Smuts, face à l’opposition ouverte des Afrikaners intransigeants, d’engager les forces sud-africaines aux côtés des Alliés et d’envahir le Sud-Ouest africain allemand (actuelle Namibie), puis de participer plus tard à la campagne d’Afrique orientale. Non seulement Botha et Smutz voyaient dans le Sud-Ouest africain une cinquième province possible, mais ils espéraient qu’en contribuant à une victoire des Britanniques dans l’Est africain une partie du territoire allemand conquis pourrait être offerte aux Portugais en échange de la baie de Delagoa, port naturel du Transvaal vers l’Afrique du Sud . En Grande-Bretagne, on pensait que la perspective pour l’Afrique du Sud d’entrer en possession du Sud-Ouest africain serait le gage de son intervention et de son loyalisme . Pour les Français, l’invasion du Cameroun devait leur permettre de récupérer le territoire cédé à contrecœur à l’Allemagne en 1911 au lendemain de l’incident d’Agadir. Même la Belgique, qui avait immédiatement invoqué la neutralité perpétuelle du Congo (actuel Zaïre) garantie par l’article X du traité de Berlin, s’empressa, sitôt sa propre neutralité violée par les Allemands, d’envahir elle aussi des territoires allemands en Afrique, dans l’espoir qu’un succès lui conférerait un atout dans le règlement de paix final.

Les colonies allemandes n’étaient pas faciles à défendre du fait de la suprématie navale des Alliés et de la très grande infériorité numérique des troupes coloniales qui y étaient stationnées. Les Allemands avaient espéré, au début, que la victoire rapide qu’ils escomptaient en Europe éviterait la participation directe des colonies tout en leur permettant de réaliser leur ambition d’une Mittelafrika reliant le Cameroun et l’Afrique orientale, et ruinant une fois pour toutes le vieux dessein britannique d’un axe Le Cap-Le Caire ; mais dès qu’il apparut nettement qu’une victoire rapide était impossible, les Allemands comprirent que des campagnes prolongées en Afrique immobiliseraient des troupes coloniales alliées qui auraient pu être envoyées sur le front européen. Cette situation fut brillamment exploitée par von Lettow-Vorbeck, qui, à la tête des troupes allemandes d’Afrique orientale, combattit des Alliés — un moment dix fois supérieurs en nombre — pendant la durée de la guerre.

Les campagnes d’Afrique peuvent se diviser en deux phases distinctes. Au cours de la première — qui ne dura que quelques semaines —, les Alliés cherchèrent à détruire la capacité offensive de l’Allemagne et à neutraliser ses ports africains. Ainsi, Lomé au Togo, Douala au Cameroun, Swakopmund et Lüderitz Bay dans le Sud-Ouest africain furent occupés peu après l’ouverture des hostilités. En Afrique-Orientale allemande, les croiseurs britanniques bombardèrent Dar es-Salaam et Tanga en août, et, bien que ces deux ports n’aient été pris que plus tard, ils ne purent désormais être utilisés par les navires de guerre allemands. En Égypte, lors de l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne, les Britanniques renforcèrent les défenses du canal de Suez et repoussèrent une expédition turque en février 1915. Par la suite, l’Égypte fut la principale base anglaise pour les opérations contre la Turquie et ses provinces moyen-orientales, et devint le pivot de la puissance britannique en Afrique et au Moyen-Orient pour les trois décennies à venir.

Cette première phase de la guerre en Afrique revêtit une importance capitale du point de vue de la stratégie globale. La deuxième phase, à l’exception des opérations contre l’Empire turc lancées à partir de l’Égypte, n’eut qu’un effet marginal sur l’issue du conflit mondial. Néanmoins, les Alliés étaient résolus à conquérir les colonies allemandes, tant pour éviter qu’elles ne servent de bases à la subversion de leurs propres colonies (où leur autorité était souvent mal assise) que pour les partager entre eux dans l’éventualité d’une victoire totale. C’est pourquoi, dès qu’il eut réprimé la révolte des Afrikaners — qui avait bénéficié de l’appui des Allemands du Sud-Ouest africain —, le gouvernement sud-africain entreprit une conquête du territoire qu’il mit six mois à mener à son terme. Cette campagne fut la seule à laquelle des troupes africaines ne participèrent pas; en effet, les généraux de l’Union hésitaient à armer les populations africaines. Les Allemands, qui avaient réprimé avec brutalité les soulèvements des Herero et des Nama, n’y étaient guère enclins non plus.

La longue campagne du Cameroun fut menée en grande partie par des troupes africaines. En dépit de leur supériorité numérique, les Alliés — Français, Britanniques et Belges — mirent plus de quinze mois à conquérir le territoire. Conscient qu’il ne pouvait espérer l’emporter en Afrique orientale sur des forces numériquement dix fois supérieures aux siennes, von Lettow-Vorbeck décida d’immobiliser l’ennemi le plus longtemps possible en ayant recours à la guérilla. Il resta invaincu jusqu’à la fin des hostilités, conduisant sa colonne de soldats en haillons à travers l’Afrique-Orientale portugaise (actuel Mozambique) pour parvenir enfin en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie), où l’atteignit l’annonce de l’armistice en Europe Quelque 160 000 soldats alliés — et c’est là une estimation prudente — auraient été opposés à von Lettow-Vorbeck, dont les effectifs ne dépassèrent à aucun moment 15 000 hommes. Comme au Cameroun, les troupes africaines jouèrent un rôle décisif des deux côtés, faisant souvent preuve d’une grande bravoure et se révélant bien meilleurs combattants que les soldats sud-africains blancs, qui furent décimés par la maladie. Certains jours, la ration du fantassin nigérian se composait, en tout et pour tout, d’une demi-livre de riz. Les porteurs payèrent un tribut particulièrement lourd: au moins 45 000 d’entre eux auraient succombé à la maladie au cours de la campagne.

L’exode des Européens

La guerre vit un important exode d’Européens, exerçant des fonctions administratives et commerciales dans les colonies africaines des pays alliés, qui durent partir sur le front occidental ou s’engagèrent dans des unités stationnées en Afrique pour mener des campagnes hors d’Afrique. Dans certaines régions, la présence européenne, déjà très ténue, se trouva réduite de plus de moitié. Dans le Nigéria du Nord, de nombreux fonctionnaires politiques détachés de l’armée furent rappelés, tandis que d’autres se portèrent volontaires, de sorte que la région se trouva privée d’administrateurs. Certaines circonscriptions, comme le Borgou, n’eurent aucun administrateur européen pendant une grande partie de la guerre. En Rhodésie du Nord, 40% des Européens adultes étaient sous les drapeaux. En Afrique noire française, tous les Européens en âge de porter les armes étaient mobilisés, alors qu’en Afrique-Orientale britannique ils étaient recensés en vue de leur participation à l’effort de guerre. En certains endroits, surtout dans les campagnes, le bruit courait que les Blancs partaient pour toujours. Au Maroc, lorsque le résident général Louis Lyautey dut prélever d’importants effectifs sur ses troupes pour le front européen, des prisonniers de guerre allemands furent affectés à des travaux publics pour persuader les indigènes que les Français étaient en train de gagner la guerre.

Quelles qu’en fussent les causes, ces mouvements furent impitoyablement réprimés par les autorités coloniales. Les «rebelles» étaient enrôlés d’office dans l’armée, fouettés ou même pendus, les chefs exilés ou emprisonnés, et les villages rasés en guise d’avertissement. La résistance, cependant, n’était pas toujours violente. Nombreux furent ceux qui échappèrent à ce dont ils avaient à se plaindre, dans l’émigration par exemple. C’est ainsi que beaucoup de sujets français du Sénégal, de Guinée, du Haut-Sénégal-Niger et de Côte-d’Ivoire effectuèrent ce qu’A. I. Asiwaju a appelé une «migration de protestation» à destination des territoires britanniques voisins. Pour échapper aux agents recruteurs, les habitants de villages entiers disparaissaient dans la brousse. Des jeunes gens se mutilaient pour ne pas servir dans l’armée coloniale. Les migrations ont atteint une telle ampleur qu’on estime à quelque 62 000 le nombre d’hommes qui ont quitté l’Afrique-Occidentale française. De même, à Zanzibar, des hommes se cachaient la journée et passaient la nuit dans des arbres pour ne pas être enrôlés d’office comme porteurs.

 

Cet exode entraîna sinon un arrêt complet, du moins un ralentissement de nombreux services essentiels assurés par des Européens. Dans certains cas, comme au Sénégal, des Africains furent spécialement formés pour combler le vide ainsi créé. En Afrique-Occidentale britannique, d’autres postes jusque-là réservés aux Blancs furent occupés par des Africains instruits, ce qui, comme l’a fait observer Richard Rathbone, explique en partie la loyauté de l’élite pendant la guerre. En Afrique-Occidentale française, le gouverneur général se plaignit de ce que les Britanniques qui, contrairement aux Français, n’étaient pas soumis à la mobilisation générale dans leurs colonies, profitaient de cette situation pour occuper le terrain laissé vacant par le départ au front des agents commerciaux français. La présence européenne ne se renforça notablement qu’en Égypte, où débarquèrent de très nombreux contingents britanniques en vue de l’offensive alliée au Moyen-Orient.

Aux yeux des Africains, le spectacle inédit d’Européens se battant entre eux — chose qu’ils n’avaient jamais faite durant l’occupation coloniale — fut peut-être encore plus frappant que cet exode apparent. Plus encore, les colonisateurs incitaient leurs sujets en uniforme à tuer l’«ennemi» blanc, qui jusque-là avait appartenu à un clan dont les membres, en vertu de la couleur de leur peau, étaient considérés comme sacro-saints, toute atteinte à ce caractère sacré étant punie avec la dernière sévérité.

La participation des Africains à la guerre

À l’exception de la campagne du Sud-Ouest africain, les troupes africaines jouèrent un rôle déterminant dans les succès militaires des Alliés en Afrique. Non seulement les troupes indigènes ont combattu sur le sol africain, mais elles ont renforcé les armées européennes sur les fronts occidental et moyen-oriental. De plus, elles ont contribué à réprimer les diverses révoltes contre l’autorité coloniale, tout comme elles avaient joué un rôle dans la conquête européenne de l’Afrique. Plus d’un million d’hommes ont été recrutés pendant la guerre pour compléter les effectifs généralement peu importants qu’entretenaient les autorités coloniales. Seule la France disposait de forts contingents militaires sur le territoire de ses diverses colonies à l’ouverture des hostilités et, bien que l’Allemagne ait été accusée par la suite de militariser ses colonies, c’est en fait contre la France seule que cette accusation pouvait être lancée à juste titre. Il fallut aussi recruter un très grand nombre de porteurs: environ trois par combattant. De plus, des Nord-Africains durent aller remplacer dans les usines les ouvriers français mobilisés. La migration volontaire de la maind’œuvre algérienne en France trouve son origine dans la première guerre mondiale. Dans l’ensemble, plus de 2,5 millions d’Africains, soit bien plus de 1% de la population du continent, participèrent d’une façon ou d’une autre à l’effort de guerre.

Le recrutement des combattants et des porteurs s’est fait selon trois méthodes. Selon la première, le volontariat proprement dit, les Africains s’engageaient librement, sans aucune pression extérieure. C’est ainsi qu’au début de la guerre, sur les fronts de Palestine et de Syrie, un grand nombre de fellāḥin (paysans) pauvres d’Égypte offrirent leurs services en échange d’une solde relativement séduisante. Il est hors de doute que, dans la plupart des pays africains, certains volontaires savaient exactement ce à quoi ils s’engageaient. Les citoyens sénégalais des Quatre Communes du Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Rufisque, Gorée) étaient tout à fait disposés à accepter pleinement les obligations du service militaire imposé aux Français de la métropole si cela leur garantissait le statut de citoyen. C’est dans cet esprit que leur député, Blaise Diagne, fit adopter la loi du 29 septembre 1916, aux termes de laquelle les originaires des communes de plein exercice du Sénégal étaient et demeuraient citoyens français, conformément aux dispositions de la loi du 15 octobre 1915. On a dit que les 45 000 soldats recrutés à Madagascar étaient tous des volontaires ; mais, dans leur majorité, les recrues furent enrôlées dans les différentes armées contre leur gré, soit comme « volontaires » forcés, soit comme conscrits.

Le recrutement était en grande partie assuré par les chefs, qui devaient livrer les effectifs demandés par les administrateurs. Dans certaines régions, il ne leur était pas difficile de trouver de véritables volontaires; dans d’autres, les hommes, intimidés par les chefs, étaient présentés comme volontaires aux administrateurs. En Rhodésie du Nord, l’impopularité des chefs après la guerre peut s’expliquer en grande partie par leur rôle dans la levée des soldats et des porteurs.

Cependant, nombre de ces soldats et porteurs furent officiellement recrutés par conscription. En Afrique noire française, un décret de 1912, dont le but était de créer une armée noire permanente, rendit le service militaire de quatre ans obligatoire pour tous les Africains de sexe masculin âgés de vingt à vingt-huit ans. Il s’agissait de remplacer les troupes de garnison d’Algérie par des troupes d’Afrique noire, de sorte que les premières puissent combattre en Europe dans l’éventualité d’une guerre. Si celle-ci devait se prolonger, écrivait le général Mangin, «nos forces africaines constitueraient une réserve presque inépuisable, dont la source est hors de portée de l’adversaire».

Après l’ouverture des hostilités, alors que l’Afrique occidentale comptait à elle seule 14 785 soldats africains, il fut décidé d’en recruter 50 000 autres au cours de la période 1915-1916. C’est alors que commença en Afrique française ce que le gouverneur Angoulvant a appelé une « véritable chasse à l’homme » et que Jide Osuntokun a récemment qualifié de nouvelle traite des Noirs. Ayant à fournir un certain contingent de recrues, les chefs s’emparaient d’étrangers et d’anciens esclaves pour éviter d’enrôler leurs enfants ou leurs parents. Les naissances n’étant pas enregistrées, nombreuses furent les recrues qui avaient dépassé ou n’avaient pas encore atteint l’âge de porter les armes. Mais, comme nous le verrons, la campagne de recrutement provoqua d’importantes révoltes, et il fut impossible de lever des troupes dans les régions en rébellion. Ayant besoin d’hommes et espérant qu’un Africain haut placé pourrait réussir là où les Français avaient échoué, le gouvernement se résolut en 1918 à nommer Blaise Diagne au poste de commissaire général du recrutement des troupes noires. Chargées de recruter 40 000 tirailleurs, ses équipes en enrôlèrent en fait 63 378, dont un faible pourcentage, cependant, devait aller au front puisque la guerre prit fin en novembre 1918.

Le service obligatoire fut également institué en Afrique-Orientale britannique, pour le recrutement de soldats et de porteurs, par un décret de 1915, au titre duquel tous les hommes âgés de dix-huit à quarante-cinq ans étaient assujettis au service militaire. Cette disposition fut étendue au protectorat de l’Ouganda en avril 1917. En Rhodésie du Nord, du fait du recrutement forcé en vigueur dans tous les districts, plus du tiers de la population de sexe masculin fut mobilisée pendant une grande partie de la guerre dans les services de portage. Après 1917, les besoins pressants du front syrien contraignirent le gouvernement du protectorat britannique en Égypte à introduire la conscription et la réquisition des animaux, malgré sa promesse antérieure de supporter tout le poids de la guerre. Les oumda de villages «réglèrent de vieux comptes en remettant leurs ennemis entre les mains des agents recruteurs ou en fournissant des animaux à l’insatiable caravane syrienne ». En Algérie, en Tunisie et même au Maroc, dont la conquête n’était pas achevée, les indigènes furent précipités dans la guerre. On estime à plus de 483 000 le nombre total de soldats coloniaux, pour la plupart enrôlés d’office, qui ont servi dans l’armée française pendant la guerre. Au Congo, les Belges recrutèrent jusqu’à 260 000 porteurs durant la campagne d’Afrique orientale. Ces chiffres, à eux seuls, défient l’imagination, notamment si l’on songe que la conquête était toute récente. Dans sa période la plus dramatique, le commerce des esclaves n’en avait jamais atteint le dixième en une seule année.

Si elle fit directement un très grand nombre de morts et de blessés en Afrique, la guerre fut aussi indirectement responsable des innombrables décès dus à l’épidémie de grippe de 1918-1919, qui toucha tout le continent et dont la propagation se trouva facilitée par le rapatriement des soldats et des porteurs.

La résistance africaine à l’autorité européenne

Au moment où les régimes coloniaux alliés pouvaient le moins tolérer des troubles sur leurs arrières, leur autorité, encore peu solidement assise dans des régions comme le sud de la Côte-d’Ivoire, une grande partie de la Libye ou le Karamoja en Ouganda, se trouva contestée par de nombreux soulèvements armés et d’autres formes de protestation. Pour faire face à cette situation, les puissances alliées durent prélever quelques unités sur les effectifs militaires nécessaires pour combattre les Allemands en Afrique et sur le front occidental. Ces moyens étaient si faibles et le mouvement de révolte si étendu dans certaines régions comme l’Afrique-Occidentale française et la Libye que les Européens durent attendre de disposer de troupes suffisantes pour y recouvrer leur autorité. C’est ainsi qu’une grande partie du Haut-Sénégal-Niger et du Dahomey échappa à l’autorité française pendant un an. Les Français ne purent immédiatement mater la révolte de 1916 dans le Borgou dahoméen parce que des ethnies voisines (les Somba de l’Atakora, les Pila-Pila de Semere et les Holli, dans l’Ouémé, entre autres) s’étaient aussi soulevées. Au Maroc, Lyautey, qui avait conquis le pays, craignait qu’une révolte n’éclatât s’il renvoyait en France la moitié de ses 70 000 hommes et se repliait sur le littoral de l’Atlantique, conformément aux instructions qu’il avait reçues de la métropole. S’il dut renvoyer les hommes en France, il ne se replia pas, évitant ainsi un défi à son autorité, mais la France dut maintenir 35 000 hommes au Maroc pendant toute la durée de la guerre. En Afrique-Orientale portugaise, l’invasion allemande incita les sujets portugais à renverser leurs maîtres abhorrés.

Les causes de ces révoltes ou de ces mouvements de protestation qui ont éclaté un peu partout à cette époque sont fort diverses et n’ont pas toutes de lien direct avec la guerre elle-même. Dans certains cas, comme en Libye, on a appelé révolte ce qui, en fait, n’était que la continuation d’une résistance à la conquête et à l’occupation européennes. Les motivations étaient souvent de différente nature. Il ne fait pas de doute que le spectacle de l’affaiblissement de l’autorité européenne par suite du départ massif des métropolitains encouragea les velléités de révolte, tout comme l’arrivée d’Européens, en particulier de soldats britanniques, les découragea en Égypte.

Un certain nombre de raisons peuvent expliquer ces soulèvements: désir de recouvrer l’indépendance; ressentiment suscité par les mesures du temps de guerre, en particulier le recrutement obligatoire et le travail forcé; opposition religieuse, notamment panislamique, à la guerre; réaction devant les restrictions économiques engendrées par la guerre; mécontentement suscité par certains aspects du régime colonial, dont la nature, dans de nombreux domaines, est nettement apparue à la population pendant les années de guerre. À cela il convient d’ajouter, surtout en Afrique du Sud, les sentiments pro-allemands des indigènes soumis aux puissances alliées.

Le désir de se libérer de la domination blanche, c’est-à-dire d’obtenir le retour au statu quo ante, s’exprime clairement dans les révoltes des Borgawa et des Holli-Ije au Dahomey français et des divers groupes igbo de la province de l’Owerri au Nigéria. La volonté de secouer le joug des Blancs explique plus ou moins la plupart des rébellions contre l’autorité française en Afrique occidentale. L’un des événements qui précipita le soulèvement des Egba en 1918 au Nigéria méridional fut certainement la perte de leur statut de semiindépendance très peu de temps après le déclenchement des hostilités. En Égypte, les émeutes fomentées par le Wafd immédiatement après la guerre furent en grande partie inspirées par le désir d’ébranler le régime de protectorat nouvellement imposé par les Britanniques, que quatre années avaient suffi à rendre insupportable aux yeux des nationalistes comme des fellāḥīn. À Madagascar, 500 autochtones, des intellectuels pour la plupart, furent arrêtés à la fin de 1915 et accusés de «former une société secrète bien organisée dans le but d’expulser les Français et de rétablir un gouvernement malgache ».

Les Alliés redoutaient que l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne n’encourageât la dissidence chez leurs sujets musulmans. Cependant, l’appel lancé par la Turquie en faveur du djihād fut moins suivi par les populations musulmanes d’Afrique que ne l’avaient craint les autorités coloniales alliées. Celles-ci demeuraient toutefois constamment sur le qui-vive, au cas où leurs sujets musulmans déserteraient leur cause, et se donnaient beaucoup de mal pour convaincre les chefs et les dirigeants musulmans que les Alliés n’étaient pas hostiles à l’Islam. C’est en partie par crainte de voir les Égyptiens répondre à l’appel turc au djihād que la loi martiale fut imposée en Égypte et que les nationalistes y furent jetés en prison. Dans le Nigéria du Nord, où la population était en majorité musulmane, les Britanniques étaient extrêmement préoccupés par l’écho que pouvait rencontrer la propagande islamique ; mais la communauté d’intérêts établie entre le sultan et les émirs du califat de Sokoto et les Britanniques fit que, dans leur immense majorité, les musulmans de cette région demeurèrent loyaux.

Les Britanniques passèrent quelques moments difficiles lorsque les Sanūsī Sufi de Libye, qui continuaient à résister opiniâtrement à l’occupation de leur pays par les Italiens, répondirent à l’appel turc au djihād et envahirent l’Égypte occidentale en novembre 1915. Les Sanūsī prirent le port égyptien d’Al-Sallūm, dont les trois quarts de la garnison autochtone se rallièrent à eux, tandis que les Britanniques s’enfuyaient par mer. Ils marchèrent ensuite sur Sīdī Barrānī et Marsā Matrūh. Par la suite, les Britanniques devaient reprendre l’initiative et les refouler jusqu’en Libye. Bien que vaincus en Égypte, des membres de la confrérie, aidés d’autres Libyens, infligèrent à Al-Karadābiyya une défaite décisive aux Italiens, la plus cuisante que ces derniers aient subie depuis Adowa en 1896. Ils repoussèrent ensuite les Italiens, qui avaient dû transférer le gros de leurs troupes sur le front autrichien, jusqu’à la côte, si bien qu’en 1917 l’Italie était sur le point de perdre l’ensemble de la Libye. Ces victoires débouchèrent sur la création de la République tripolitaine (al-Djumhūriyya al-Ṭarābulusiyya) en Libye occidentale, le 16 novembre 1918, et de l’Émirat de Cyrénaïque en Libye orientale. L’Italie reconnut ces deux États en 1919 et leur accorda le droit d’avoir chacun son propre parlement. Elle leur octroya un certain nombre d’autres droits en 1920, en vertu du traité d’Al-Radjma. En janvier 1922, ces deux États décidèrent de se constituer en union politique; ils élurent Idrīs al-Sanūsī, chef de la Sanūsiyya, à la tête de l’Union et constituèrent un Comité central dont le siège fut établi à Gharyān.

L’insurrection libyenne trouva un écho favorable dans le Sud tunisien, où 15 000 hommes de troupe français furent nécessaires pour mater la révolte, ainsi que chez les Touareg et d’autres musulmans du Niger et du Tchad, où la haine de l’Islam pour toute domination par les infidèles, la sécheresse de 1914 et le recrutement intensif avaient provoqué un très vif mécontentement. En décembre 1916, les Sanūsī envahirent le Niger, où ils s’assurèrent l’appui de Kaossen, chef des Touareg Tarqui, de Firhonu, chef des Touareg Oulliminden, et du sultan d’Agadès. Ils prirent Agadès avant d’être défaits par un détachement franco-britannique.

Les soulèvements islamiques ne furent pas les seuls à menacer les puissances alliées dans leurs colonies. La révolte de John Chilembwe dans le Nyasaland (actuel Malawi) en janvier 1915 présentait une forte coloration chrétienne, tandis que le mouvement de la Watch Tower (Église de la Tour-du-Guet) de Kitawala en Rhodésie prêchait l’imminence de la fin du monde et la désobéissance à l’autorité constituée. Ce mouvement exploita la confusion régnant en Rhodésie du Nord après l’invasion de von Lettow-Vorbeck à la fin de la guerre. Tout aussi apocalyptique fut le grand mouvement conduit dans le delta du Niger (dans la région du Nigéria) par Garrick Braide, connu aussi sous le nom d’Elijah II, qui prêcha la fin imminente de l’administration britannique. En Côte-d’Ivoire, le prophète Harris fut déporté en décembre 1914 parce que « les événements d’Europe exigeaient plus que jamais le maintien de l’ordre parmi les populations de la colonie ». Au Kenya, dans le Nyanza, le culte mumbo, qui progressa rapidement pendant les années de guerre, rejetait la religion chrétienne et professait: «Tous les Européens sont nos ennemis, mais le temps est proche où ils disparaîtront de notre pays. »

Le recrutement forcé de soldats et de porteurs fut peut-être la principale cause de ces révoltes. La haine qu’il suscitait fut telle qu’elle explique en majeure partie la quasi-totalité des soulèvements qui éclatèrent en Afrique noire française, ainsi que le mouvement de résistance rencontré dans la pacifique colonie de la Gold Coast.

Le soulèvement de John Chilembwe fut précipité par le recrutement des Nyasa et par les lourdes pertes qu’ils subirent face aux Allemands au cours des premières semaines de la guerre. Dans une lettre mémorable (censurée) au Nyasaland times du 26 novembre 1914, il protestait en ces termes: «Nous comprenons que nous avons été invités à verser notre sang innocent dans cette guerre mondiale […]. Nous sommes mis à contribution plus que toute autre nationalité au monde.»

Les restrictions économiques dues à la guerre ont certainement soustendu, voire provoqué, le mouvement de résistance aux autorités coloniales. Les soulèvements qui éclatèrent dans le centre-ouest du Nigéria et le delta du Niger au début de la guerre ne peuvent se comprendre que si l’on tient compte de la chute des cours des produits à base de palme et du marasme commercial dû à la disparition des principaux acheteurs de ces produits, les Allemands. De fait, les sympathies pro-allemandes manifestées par certains sujets des Alliés tenaient en grande partie au fait que les Allemands avaient joué un rôle commercial de premier plan dans de nombreuses régions d’Afrique; et leur exclusion par les Alliés fut rapprochée de la crise économique qui marqua la première année de guerre.

En Afrique du Sud, les Afrikaners se révoltèrent à la fin de 1914 contre la décision du gouvernement d’apporter son appui aux Alliés, à la fois par sympathie pour les Allemands et par haine des Britanniques. Les Allemands eux-mêmes firent tout pour provoquer le mécontentement des autochtones dans les colonies alliées, tout particulièrement le long de la frontière nordorientale du Nigéria et en Libye. En Ouganda, peu après l’ouverture des hostilités, Nyindo, chef suprême des Kigezi, se laissa convaincre par son demi-frère, le mwami du Rwanda, de s’insurger contre les Britanniques pour le compte des Allemands.

Dans de nombreux cas, et notamment au Nigéria, ces révoltes ne furent directement imputables à aucune mesure particulière imposée par la guerre. Elles répondirent plutôt à certaines pratiques détestées de l’administration coloniale, comme la levée de l’impôt, qui fut introduite en pays yoruba pour la première fois en 1916 et qui, avec l’accroissement des pouvoirs conférés aux chefs traditionnels en vertu de la politique de l’administration indirecte, déclencha les révoltes des Iseyin. En Afrique-Occidentale française, l’indigénat (code juridique discriminatoire), le redécoupage administratif, l’élimination des chefs ou les exactions de ceux qui n’avaient pas une autorité traditionnelle furent à l’origine de toutes les révoltes qui secouèrent chacune des colonies de la fédération.

Les conséquences économiques de la guerre

La déclaration de guerre perturba considérablement la vie économique de l’Afrique. Elle provoqua en règle générale une chute des cours des produits de base, tandis que le prix des articles d’importation augmentait parce qu’on s’attendait à une pénurie. En Ouganda, leur prix augmenta de 50% du jour au lendemain. La structure des échanges entre l’Afrique et l’Europe fut radicalement modifiée par l’exclusion des Allemands des territoires alliés, où, dans certains cas, comme en Sierra Leone, ils entraient auparavant pour 80% dans le commerce d’importation et d’exportation. Les Alliés ayant la maîtrise des mers, les colonies allemandes furent coupées de la métropole avant même d’être occupées. L’Allemagne, qui était alors le premier partenaire commercial de l’Afrique tropicale, se trouva presque totalement éliminée du continent, car, dès que les Alliés eurent occupé ses colonies, tous les ressortissants allemands furent internés et leurs plantations, maisons de commerce et industries furent saisies par les puissances occupantes. Même dans le cas des territoires français, l’industrie française de l’arachide ne put absorber les graines importées jusque-là par l’Allemagne parce que ses usines étaient installées dans les provinces occupées du nord-est de la France. Principale importatrice des arachides de Gambie, la France fut remplacée par la Grande-Bretagne, qui absorba 48% de la récolte en 1916 contre 4% en 1912. En fait, la façon spectaculaire dont les négociants britanniques prirent la place de leurs concurrents allemands donnerait presque à penser qu’en ce qui concerne les colonies africaines la Grande-Bretagne, nation tout comme l’Allemagne favorable au libre-échange, vit dans la guerre l’occasion d’étendre son empire économique. Alors qu’en général les négociants allemands furent remplacés par des ressortissants de la puissance administrante, en Afrique-Occidentale française, les Britanniques prirent le pas sur les Français mobilisés.

La crise qui suivit le déclenchement des hostilités fit bientôt place à une forte hausse des produits nécessaires à l’effort de guerre allié. Le coton égyptien, par exemple, passa de 3 livres égyptiennes le quintal en 1914 à 8 livres en 1916-1918. Mais l’accroissement de la demande ne se traduisit pas toujours par une augmentation des prix, car les administrations coloniales fixèrent souvent les prix versés au producteur. Certains pays souffrirent cruellement pendant toute la durée de la guerre. Dans la Gold Coast, le cacao, principal produit d’exportation, fut loin d’être aussi recherché que les graines d’oléagineux par exemple. De surcroît, la capacité d’achat des entreprises d’importation et d’exportation installées en Afrique fut gravement amputée par le départ sous les drapeaux, volontaire ou forcé, d’une grande partie du personnel européen: en Afrique-Occidentale française, en 1917, quelque 75% des commerçants européens étaient mobilisés.

Si le prix des exportations ne reflétait pas toujours la progression de la demande en raison du contrôle des prix, et si l’accroissement des besoins en main-d’œuvre ne se traduisit pas toujours, non plus, par une augmentation des salaires, le prix des produits importés, là où l’on pouvait se les procurer, ne cessa de croître pendant toute la durée de la guerre. Si la majorité des Africains du secteur de l’économie de subsistance ne fut pas touchée par l’inflation, tel ne fut pas le cas des salariés ou des producteurs de denrées destinées à l’exportation. C’est ainsi que le paysan égyptien producteur de coton constata que le bénéfice qu’il tirait de la hausse du fruit de son travail ne compensait pas le renchérissement brutal du combustible, des vêtements et des céréales.

Pendant les années de guerre, l’État intervint de plus en plus dans l’économie des colonies africaines: contrôle des prix, réquisition de productions vivrières, obligation de cultiver certains produits, recrutement de main-d’œuvre pour certains grands travaux ou répartition du tonnage disponible sur les navires marchands. Cette intervention favorisait généralement les maisons d’importation et d’exportation de la puissance administrante. Au Nigéria, des sociétés comme celles de John Holt et l’United Africa Company, utilisées comme agents d’achat, bénéficiaient d’une priorité dans l’affectation du tonnage sur les navires marchands et de facilités pour l’obtention de prêts bancaires, au détriment de sociétés de moindre envergure, notamment de sociétés appartenant à des Nigérians.

La demande de produits traditionnels de l’agriculture de subsistance — dont l’igname, le manioc et les haricots — pour l’alimentation des Alliés en Europe et des armées d’Afrique ou d’Orient ajouta aux difficultés des autres secteurs de l’économie. Et là où ces produits étaient réquisitionnés, ce qui fut souvent le cas, ou payés à un cours inférieur à celui du marché libre, les producteurs eux-mêmes eurent à pâtir de cet état de choses. Aussi, pendant la guerre, les fellāḥīn égyptiens éprouvèrent-ils bien des difficultés à subsister, du fait de l’inflation et de la réquisition de leurs céréales et de leurs animaux. En Afrique-Occidentale française, il ne fut pas possible de répondre à la fois aux besoins en soldats et à la demande de sorgho, de millet, de maïs, etc. En 1916, la France se trouvait, sur le plan alimentaire, dans une situation désespérée, sa récolte de blé ayant accusé un déficit de 30 millions de quintaux (60 millions de quintaux récoltés, alors que les besoins étaient de 90 millions). En 1917, année déficitaire à l’échelle mondiale, sa récolte ne fut que de 40 millions de quintaux. Pour ces deux années, le blé ou ses produits de remplacement durent être recherchés outre-mer. La proximité de l’Afrique du Nord en faisait une source d’approvisionnement tout indiquée, et même le Maroc, qui venait d’être conquis, fut mis à contribution. La France alla même se ravitailler jusqu’à Madagascar. En outre, dans les territoires où se déroulaient des opérations militaires, les agriculteurs du secteur de subsistance durent répondre, notamment en Afrique orientale, à la demande pressante des armées qui, en raison des problèmes d’intendance, ne pouvaient que vivre sur le pays.

La nécessité de lever des hommes de troupe, des porteurs et d’accroître la production des cultures d’exportation et de subsistance entraîna une pénurie de main-d’œuvre dans de nombreuses parties du continent. Le recrutement de porteurs en Rhodésie du Nord pour la campagne d’Afrique orientale coupa la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) et le Katanga de leur source traditionnelle de main-d’œuvre et, au Congo, l’administration belge dut recourir au recrutement forcé pour pourvoir en main-d’œuvre les exploitations minières du pays. L’épidémie de grippe qui sévit en Afrique centrale et orientale à la fin de la guerre frappa les porteurs rapatriés et créa une grave pénurie de main-d’œuvre au Kenya et dans les deux Rhodésies. Le mal frappa aussi bien les Européens que les Africains; et, en Rhodésie du Sud, les travailleurs blancs des chemins de fer, qui jusque-là avaient pu être licenciés au gré de leurs employeurs en raison de l’abondance de la maind’œuvre, furent tellement recherchés qu’ils purent constituer des syndicats, ce à quoi les employeurs et les autorités s’étaient précédemment opposés.

Si la pénurie de produits d’importation a provoqué une chute de la production là où, comme en Égypte, l’agriculture était tributaire de l’étranger pour les engrais, l’outillage agricole et le matériel d’irrigation, elle encouragea aussi le développement d’industries de substitution dans certains pays, notamment en Afrique du Sud, où l’on prit conscience des débouchés offerts aux produits locaux par les marchés d’outre-mer. La guerre encouragea le Congo belge, coupé de la métropole occupée, à se suffire davantage à luimême, tout comme l’Afrique-Orientale allemande au cours des premières années. En Égypte, l’arrivée de forts contingents militaires britanniques et l’injection de quelque 200 millions de livres sterling dans l’économie du pays stimula sensiblement la croissance industrielle.

La guerre introduisit dans de nombreuses régions d’Afrique le moteur à combustion interne et, dans son sillage, les routes carrossables. En Afrique orientale, la longue campagne contre les Allemands et le problème du transport des approvisionnements imposèrent la construction de nombreuses routes, comme celle qui reliait Dodoma, en Afrique-Orientale allemande, à Tukuyu, à l’extrémité septentrionale du lac Nyasa, réduisant à deux ou trois jours la durée d’un voyage qui demandait auparavant deux ou trois semaines. Sur les grands théâtres d’opérations, et là où il fallait des installations de transit, les ports se développèrent rapidement — tels Mombasa, Bizerte, Port Harcourt et Dakar. Au Nigéria, les mines de charbon d’Enugu furent ouvertes pendant la guerre pour fournir une source de combustible locale aux chemins de fer.

En général, les recettes publiques diminuèrent pendant la guerre puisqu’elles provenaient surtout des taxes à l’importation. Les colonies, néanmoins, supportèrent une grande partie de la charge financière des campagnes locales, indépendamment des sommes qu’elles versèrent aux puissances métropolitaines pour contribuer à l’effort de guerre. Sauf lorsque les exigences militaires en décidèrent autrement, les travaux publics et les plans de développement furent suspendus jusqu’à la fin des hostilités.

Les conséquences sociales et politiques de la guerre

La guerre eut pour l’Afrique des conséquences sociales très variables selon le degré de participation du territoire, en particulier selon l’intensité du recrutement ou des opérations militaires dont ils ont été le théâtre. Malheureusement, c’est une question qui, jusqu’à une époque récente, a relativement peu retenu l’attention des spécialistes. Cette indifférence a de quoi surprendre, car, pour certaines régions comme l’Afrique orientale, la première guerre mondiale fut, pour reprendre les termes de Ranger, «la démonstration la plus effroyable, la plus destructrice et la plus capricieuse du “pouvoir absolu” européen que l’Afrique orientale eût jamais connue». L’importance des forces en présence, la puissance de feu, l’ampleur des dégâts, les ravages de la maladie, le nombre des pertes africaines éclipsèrent les premières conquêtes coloniales, voire la répression du soulèvement des Maji Maji. Dans les années 1930, H. R. A. Philip écrivait: «L’expérience de la période 1914-1918 fut telle qu’elle fit effectivement sortir l’indigène kényan de son sommeil séculaire.» Par rapport au nombre d’études auxquelles ont donné lieu les conséquences politiques de la guerre, relativement peu de travaux ont été consacrés à ses répercussions sociales. Pourtant, l’incidence du conflit sur les tirailleurs, les porteurs et les manœuvres qui furent arrachés au monde clos de leurs villages pour être envoyés à des milliers de kilomètres et le rôle qu’ils ont joué dans leurs sociétés à leur retour sont des aspects capitaux de l’histoire coloniale.

Il ne fait pas de doute que la guerre ouvrit de nouveaux horizons à de nombreux Africains, en particulier aux membres de l’élite cultivée. Pour Margery Perham, il est «difficile de surestimer l’effet produit sur les Africains, qui avaient été dans une grande mesure enfermés dans une relation bilatérale avec leurs maîtres européens, par le spectacle du dehors et la constatation qu’ils faisaient partie d’un continent et d’un monde ». Dans nombre de régions d’Afrique, la guerre favorisa sinon toujours l’éveil d’un mouvement nationaliste, du moins le développement d’une attitude plus critique de l’élite cultivée à l’égard du pouvoir colonial. Bethwell Allan Ogot a estimé que la guerre a eu le même effet sur les Africains peu instruits qui eurent des Européens pour compagnons d’armes: «Le soldat africain ne tarda pas à découvrir les points forts et les points faibles de l’Européen, qui, jusqu’alors, avait été considéré par la majorité des Africains comme un individu supérieur. De fait, les sous-officiers africains ont été appelés à initier les volontaires européens aux techniques de la guerre moderne. Il devenait évident que les Européens ne savaient pas tout. De retour chez eux, les soldats et les porteurs diffusèrent cette nouvelle image de l’homme blanc; et cela explique en grande partie la confiance et l’assurance dont ont fait preuve les indigènes kényans dans les années 1920.» Bethwell Allan Ogot fit aussi observer qu’il est significatif que plusieurs dirigeants politiques du Kénya aient servi à un titre ou à un autre dans la campagne d’Afrique orientale. En Guinée, le retour des anciens combattants fut le prélude de grèves, d’émeutes dans les camps de démobilisation et d’une contestation de l’autorité des chefs.

Si la guerre marqua la fin des tentatives faites par les Africains pour recouvrer leur souveraineté de l’ère précoloniale, elle vit aussi s’accentuer les revendications en vue de leur participation à l’administration des nouvelles entités politiques qui leur avaient été imposées par les Européens. Inspirées des Quatorze points du président Woodrow Wilson — proposés pour répondre aux Soviétiques, qui avaient défendu en octobre 1917 la conclusion immédiate de la paix sans annexions ni indemnités —, ces revendications s’étendaient même au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans les pays arabes d’Afrique du Nord, la déclaration conjointe faite en novembre 1918 par la Grande-Bretagne et la France, aux termes de laquelle les Alliés envisageaient l’émancipation des peuples opprimés par les Turcs, donna le spectacle d’un groupe d’Arabes qui se voyait offrir l’indépendance, tandis qu’un autre, gouverné par ces mêmes puissances qui offraient la liberté aux provinces turques, se la voyait refuser.

Le parti Wafd de Sa'd Zaghlūl en Égypte doit son nom à la délégation (wafd) qu’il tenta d’envoyer à la Conférence de la paix, à Versailles, pour y négocier le retour de l’Égypte à l’indépendance. De même, en Tunisie, les dirigeants nationalistes, bien que le résident des années de guerre, Alapetite, eût fait peser sur leur mouvement une poigne aussi ferme que celle des Britanniques en Égypte, envoyèrent après la fin des hostilités un télégramme au président Wilson pour lui demander de soutenir leur lutte pour l’autodétermination.

Si les Quatorze points du président Wilson n’inspirèrent pas de revendications d’indépendance immédiate en Afrique au sud du Sahara, les nationalistes d’Afrique occidentale, encouragés par ses sentiments libéraux, espéraient exercer quelque influence sur la Conférence de Versailles et crurent pouvoir exiger une participation plus directe à leurs propres affaires. Pour reprendre les termes du Sierra Léonien F. W. Dove, délégué au National Congress of British West Africa, le temps est révolu « où les peuples africains devaient être contraints de faire des choses qui n’étaient pas conformes à leurs intérêts bien compris ». Au Soudan, l’annonce des Quatorze points, ajoutée à la révolte arabe de 1916, marqua un tournant dans l’histoire du mouvement nationaliste et forgea la conscience politique d’une nouvelle génération de jeunes gens qui avaient reçu dans des écoles publiques un enseignement occidental moderne.

Dans nombre des territoires qui avaient apporté une lourde contribution en hommes et en matériel à l’effort de guerre, la population escomptait au moins en contrepartie une réforme sociale et politique. Dans certains cas, les autorités coloniales avaient promis expressément des changements en retour d’une aide accrue de la part des populations autochtones. En Afrique noire française, on avait promis à Blaise Diagne de procéder à une série de réformes après la guerre s’il pouvait recruter l’appoint dont la France avait besoin pour le front européen. C’est ce qu’il fit, mais les réformes ne furent jamais appliquées et ce fut là l’une des raisons pour lesquelles ses partisans lui retirèrent leur confiance. La contribution de l’Algérie à l’effort de guerre fut récompensée par une amélioration du statut des Algériens sur les plans économique et politique. Cette réforme se heurta à l’opposition des colons et parut trop limitée à l’émir Khālid, petit-fils d’˓Abd al-Kādir, qui critiqua vivement l’administration française et fut déporté en 1924. Il a été qualifié à juste titre de fondateur du mouvement nationaliste algérien. En Tunisie, une délégation de trente représentants de la communauté arabe demanda au bey de procéder à une réforme politique en lui rappelant les sacrifices consentis par le pays pendant la guerre. Le mouvement qui donna naissance au Destour, ou Parti de la constitution, en 1920 fut sans doute, pour une grande part, le fait de soldats et de travailleurs rapatriés, mécontents de la condition d’infériorité qu’ils connaissaient dans leur propre pays. En Afrique Occidentale britannique, la presse, généralement extrêmement loyale à l’égard des Britanniques et critique envers les Allemands, avait cru qu’en retour l’élite cultivée se verrait attribuer des responsabilités accrues dans l’administration coloniale.

La guerre encouragea non seulement le nationalisme africain, mais aussi le nationalisme blanc, notamment en Afrique du Sud. Dans ce pays, la rébellion des Afrikaners fut rapidement étouffée, mais non l’état d’esprit qui l’avait fait naître. Comme l’a écrit William Henry Vatcher: «La rébellion a confirmé ce que la guerre des Boers avait montré, à savoir que la solution ne résidait pas dans la force, que le combat devait être mené dans l’arène politique. C’est ainsi que, conçu lors de la guerre des Boers, le nationalisme afrikaner moderne vit véritablement le jour pendant la rébellion de 1914. Si la première guerre mondiale n’avait pas eu lieu, les Boers auraient pu être mieux à même de s’accommoder de la politique de conciliation de Botha et Smuts. Cette guerre les contraignit à s’organiser, d’abord clandestinement, dans le cadre de l’Afrikaner Broederbond, puis dans celui du parti national “épuré”.»

Au Kenya, les colons blancs profitèrent des hostilités pour obtenir d’importants avantages politiques face à l’administration coloniale. Celle-ci leur concéda le droit d’élire des représentant au Legislative Council [Conseil législatif], où ils formèrent une majorité après 1918. De surcroît, le Crown Lands Ordinance [décret relatif aux terres de la Couronne], qui rendit possible la ségrégation raciale dans les white highlands, le Native Registration Ordinance [décret sur l’immatriculation des indigènes], qui introduisit à l’intention des Africains une pseudo-réglementation relative au laissez-passer, ainsi que le Soldier Settlement Scheme qui accorda, après la guerre, de vastes portions de la réserve nandi aux soldats blancs, assurèrent à la minorité blanche la prééminence qu’elle devait conserver au Kenya jusqu’aux années 1950.

Ces privilèges conquis par la communauté blanche, notamment en matière foncière, provoquèrent des réactions qui encouragèrent fortement le nationalisme kényan. C’est ainsi que la Kikuyu Association, composée principalement de chefs, a été fondée en 1920 pour défendre les intérêts fonciers des Gikuyu, tandis que la Young Kikuyu Association de Harry Thuku, fondée l’année suivante, avait pour but de défendre la terre et le travail.

En Afrique du Sud, la montée du nationalisme afrikaner et l’agitation républicaine pendant la guerre inquiétèrent vivement les dirigeants africains du Swaziland et du Basutoland (actuel Lesotho). Ils craignirent que leurs pays ne fussent intégrés dans l’Union et que celle-ci, avec sa politique de plus en plus raciste, illustrée par le Native Land Act [loi sur les terres indigènes] de 1913, obtienne l’indépendance sous la pression des Afrikaners, ce qui leur aurait par la suite ôté tout moyen de sauvegarder leurs intérêts. Comme le déclara Simon Phamote du Sotho National Council, son peuple redoutait l’Union «parce que nous savons que […] les Boers arracheront un jour leur indépendance aux Britanniques ». Au sein de l’Union, 1’African Native National Congress (qui devait devenir plus tard l’African National Congress) présenta après la guerre, au roi d’Angleterre George V, un mémorandum dans lequel il évoquait la participation africaine aux campagnes militaires menées dans le sud-ouest et l’est de l’Afrique ainsi qu’en France, et rappelait que la guerre avait été livrée pour libérer les peuples opprimés et garantir à chaque nation le droit de disposer d’elle-même. Le Congress fut informé par le British Colonial Office que la Grande-Bretagne ne pouvait s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Afrique du Sud; sa démarche ne put être prise en considération lors de la Conférence de la paix.

Conclusion

La guerre marqua une nette évolution de l’opinion internationale à l’égard du colonialisme. Avant le conflit, les puissances coloniales européennes n’avaient eu de comptes à rendre qu’à elles-mêmes. Après les hostilités, les membres de la Conférence de la paix, réunis à Versailles, examinèrent le passé colonial de l’une de ces puissances, l’Allemagne, et le jugèrent peu conforme aux nouvelles règles de moralité qui devaient régir l’administration des peuples coloniaux. Sans doute les mêmes reproches pouvaientils s’adresser à la plupart des autres puissances coloniales si leur cas avait été pareillement examiné. La notion de «mission sacrée de civilisation» à l’égard de peuples prétendument peu évolués — bien que manifeste dans les années 1890 avec la prohibition de la vente d’alcool aux Africains, par exemple — fut consacrée dans les mandats au titre desquels les Alliés victorieux assurèrent l’administration des colonies allemandes au nom de la Société des Nations (SDN), ces derniers devant, «par tous les moyens en leur pouvoir, accroître le bien-être matériel et moral et favoriser le progrès social des habitants ». En théorie, cette disposition introduisait le principe de la responsabilité internationale, mais, en raison de la faiblesse de la SDN, il n’a pas été possible de faire grand-chose, par exemple, pour améliorer le triste sort des indigènes du Sud-Ouest africain administré sous mandat par l’Union. De même, le droit à l’autodétermination, d’abord énoncé au congrès de la seconde Internationale socialiste tenu à Londres en 1896, avait été énoncé par le dirigeant d’une grande puissance mondiale, Woodrow Wilson, tandis qu’une nouvelle puissance, la Russie soviétique, devait dénoncer toutes les formes de colonialisme en Afrique.

Même si le sort des populations autochtones ne s’améliora pas beaucoup au lendemain de la guerre, à une époque où de sincères tentatives de réforme avortèrent en raison de la crise, on commençait à s’interroger sur la moralité du colonialisme. C’est dans ce climat que prit forme le mouvement nationaliste, qui devait finalement conduire de nombreux pays africains à l’indépendance. Par exemple, se prévalant du pacte de la Société des Nations pour «qu’un traitement équitable soit accordé à leur peuple », des dirigeants du National Congress of British West Africa comme J. E. Casely Hayford et H. C. Bankole-Bright purent obtenir, au sujet de l’administration du Togo, une audition internationale par l’entremise de l’Union internationale des associations pour la SDN. De plus, le régime du mandat devait faire place, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, à celui de la tutelle, qui prévoyait l’évolution vers l’indépendance des territoires soumis à ce régime, qui devait recevoir la visite de missions d’inspection «neutres».

vait recevoir la visite de missions d’inspection «neutres». La grande guerre marqua donc dans l’histoire de l’Afrique un tournant qui, pour n’être pas aussi spectaculaire que le deuxième conflit mondial, n’en était pas moins important à maints égards. Elle a notamment redessiné la carte de l’Afrique telle qu’elle se présente à peu près aujourd’hui. L’Allemagne quitta le rang des puissances coloniales pour être remplacée par la France et la Grande-Bretagne au Cameroun et au Togo, par l’Union sud-africaine dans le Sud-Ouest africain et, dans l’ex-Afrique-Orientale allemande, par la Grande-Bretagne et la Belgique, ce dernier pays obtenant les provinces, petites, mais très peuplées, du Rwanda et de l’Urundi (actuels Rwanda et Burundi).

Les délicates négociations auxquelles donna lieu à Versailles la redistribution de ces territoires entre les Alliés victorieux appartiennent, à proprement parler, à l’histoire de l’Europe, bien que la façon dont le Cameroun et le Togo furent divisés, sans guère d’égards pour les considérations historiques et ethniques, ait créé une très vive amertume dans certaines fractions de la population de ces territoires, en particulier chez les Ewe du Togo. Pour ce qui est des habitants des anciennes colonies allemandes, leur sort ne fut pas sensiblement amélioré par le changement de maîtres. Aux yeux de certains Africains, la balance penchait même plutôt pour les premiers; au Cameroun et au Togo, la population conçut une certaine nostalgie pour l’ancien régime, les Français ayant introduit leur système de travail obligatoire et les Britanniques ayant fait preuve de moins d’ardeur que leurs cousins germaniques pour développer leurs territoires.

Étant donné que la France et la Grande-Bretagne considéraient que leur rôle de mandataire était purement transitoire, les deux Togo furent moins développés que la Côte-d’Ivoire et la Gold Coast (Ghana), et le Tanganyika (Tanzanie) moins que le Kenya ou l’Ouganda. Et, si le Sud-Ouest africain se développa de façon spectaculaire sous l’«administration» sud-africaine, ce fut au bénéfice d’une population de colons en accroissement rapide ; en ce qui concerne les autochtones, la brutalité de la domination allemande fit place à un régime ouvertement raciste, pratiquant une politique de peuplement et d’exploitation du pays par et pour les Blancs.

Bien qu’européenne en premier chef, la première guerre mondiale eut de profondes répercussions sur l’Afrique. Elle marqua à la fois la fin du partage du continent et celle des tentatives faites par les Africains pour reconquérir une indépendance fondée sur la situation politique antérieure à ce partage. Elle fut une cause de profonds bouleversements économiques et sociaux pour de nombreux pays africains, mais inaugura une période de vingt années de calme pour les administrations européennes, à l’exception des zones comme le Rīf français et espagnol, la Mauritanie française et la Libye italienne.

Toutefois, semée pendant la guerre, l’idée de l’autodétermination des peuples et de la responsabilité des puissances coloniales devait, au cours de la période de paix ultérieure, influencer profondément l’essor des mouvements nationalistes naissants. Mais il a fallu le cataclysme d’une deuxième guerre mondiale pour que ces mouvements, qui réclamaient auparavant un plus grand rôle dans l’administration, en viennent à exiger les rênes du pouvoir.

Ce texte provient de l'Histoire générale de l'Afrique, Volume VII, Éditions UNESCO

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