<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 14:30:34 Mar 16, 2022, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide

Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Grand angle

Protéger notre matière grise des convoitises

cou_01_22_wide_angle-chneiweiss_web.jpg

Le logiciel pour les interfaces cerveau-machine OpenViBE (INRIA-INSERM) permet de commander un ordinateur par la pensée.

Dicter un texte par la pensée, augmenter sa mémoire grâce à des implants cérébraux, créer des souvenirs dans le cerveau d’une souris : ces avancées, encore expérimentales, ne relèvent plus de la science-fiction. Les progrès de la connaissance sur les mécanismes du cerveau rendent désormais possible ce qui semblait impensable hier. Très prometteurs pour le traitement de certaines pathologies, ces progrès soulèvent aussi d’importantes questions éthiques. Dans son dernier rapport, le Comité international de bioéthique de l’UNESCO met en garde contre les possibles atteintes aux droits humains que recèle l’utilisation de ces nouvelles technologies.

Hervé Chneiweiss
Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (France), Président du Comité international de bioéthique de l’UNESCO.

Des traces de trépanation cicatrisée attestent que, dès la préhistoire, nos ancêtres savaient notre cerveau essentiel à notre survie. Dans de nombreux pays, la mort est aujourd’hui déterminée par la cessation irréversible des activités cérébrales. L’activité cérébrale est la base de nos états cognitifs et est propre à chaque individu mais ses principes sont communs. Analyser l’activité cérébrale permet ainsi de recueillir des informations inhérentes à tous, par-delà les différences de sexe, de nationalité, de langue ou de religion.

L'activité cérébrale occupe une place centrale dans les notions d'identité humaine, de liberté de pensée, d'autonomie, de vie privée et d'épanouissement de l'être humain. En conséquence, l'enregistrement (« lecture ») et/ou la modulation (« écriture ») de cette activité au moyen des neurotechnologies revêtent une dimension éthique, juridique et sociétale.

La naissance d’une technologie capable d’enregistrer l’activité cérébrale date de 1929, quand le neurologue allemand Hans Berger a montré qu’il était possible d'enregistrer les changements de potentiel électrique du cerveau humain à l'aide d'un appareil d'électroencéphalographie (EEG). Cela a conduit à des avancées importantes telles que le diagnostic précis et le traitement de nombreuses formes d’épilepsie. À partir des années 1950, ces techniques se sont développées et ont permis le recueil de l’activité électrique de régions précises du cerveau et leur stimulation.

Déchiffrer le code du cerveau

Les neurotechnologies peuvent être utilisées pour identifier les propriétés de l'activité du système nerveux, comprendre le fonctionnement du cerveau, diagnostiquer des maladies, se substituer à un circuit neuronal défaillant ou contrôler l’activité cérébrale. Aujourd’hui, il est possible, grâce à des implants, d’interagir avec le système nerveux pour modifier son activité, par exemple pour restaurer l'audition. Autre avancée : la stimulation cérébrale profonde peut permettre de soigner certaines formes de maladie de Parkinson.

Mais les développements les plus spectaculaires concernent les interfaces cerveau-machine (ICM), destinées à enregistrer les signaux du cerveau et à les « traduire » en commandes de contrôle technique. Ainsi, un homme incapable de parler après un accident vasculaire cérébral survenu dix ans plus tôt a pu produire des phrases grâce à un système qui lit les signaux électriques des zones de production de la parole de son cerveau. Ce type de dispositif associe des éléments physiques (électrodes) et des algorithmes d’intelligence artificielle.

L'investissement dans la recherche sur le cerveau s’est intensifié au cours des dernières années. En 2013, les États-Unis ont lancé la Brain Initiative tandis que l'Union européenne développait le Human Brain Project. L'Australie, le Canada, la Chine, la Corée et le Japon ont également mis au point de vastes programmes sur « déchiffrer le code du cerveau ». Il s’agit à la fois de mieux comprendre la structure du cerveau et les processus mentaux, mais aussi de concevoir de nouvelles technologies pour traiter certaines pathologies et compenser des formes de handicap.

Un marché prometteur

L’enjeu est majeur. Les maladies du système nerveux, neurologiques et mentales, représentent une part importante de nos dépenses de santé. Les besoins, estimés en 2014 à plus de 800 milliards d'euros chaque année à l’échelle de l’Union européenne, sont immenses. On estime que le coût mondial annuel de la seule maladie d’Alzheimer atteindra 2 000 milliards en 2030. La sclérose en plaques est la première cause de handicap chez les jeunes et 13 % de la population est affectée par la migraine. Quant aux accidents vasculaires cérébraux, ils sont en passe de devenir la première cause de mortalité. Or, les neurotechnologies sont en mesure d'apporter certaines solutions pour traiter ces pathologies.

L'activité cérébrale est centrale pour l’identité humaine

Mais un tel marché ouvre des appétits, et pas seulement dans le champ médical. Récemment, plus d’un milliard de dollars ont été investis dans l’entreprise Neuralink d’Elon Musk pour développer des implants cérébraux destinés à augmenter la mémoire. À terme, le projet vise à procéder à l’hybridation du cerveau et de l’intelligence artificielle (IA). Quant à Facebook, il a racheté également pour un milliard de dollars la société CTRL-labs, afin de mettre au point des lunettes permettant la transcription de la pensée sur un écran d’ordinateur, sans l’intermédiaire du clavier.

De fait, les « données cérébrales » (brain data), qui comportent des informations uniques sur la physiologie, la santé ou l’état mental d’un individu identifié, sont devenues une marchandise recherchée bien au-delà du secteur médical. Le marché des neurotechnologies cherche en effet à s'étendre à d’autres domaines comme l'informatique affective, qui a pour objet d’interpréter, de traiter et de simuler les différents états émotionnels humains, ou le neurogaming, une forme de jeu impliquant l'utilisation d'une interface cerveau-ordinateur afin de permettre aux utilisateurs d’interagir sans utiliser de contrôleur traditionnel. On pourrait citer encore le neuromarketing, qui étudie les mécanismes cérébraux susceptibles d'intervenir dans le comportement du consommateur. L’éducation est un autre champ d’application des neurotechnologies.

Défi éthique

Cette exploitation extramédicale croissante des données cérébrales pose un défi pour l’éthique et les droits humains. Dans la mesure où elle expose les individus à une intrusion dans leur vie privée la plus intime, au risque de piratage de leurs données, à une atteinte à la confidentialité et à la surveillance numérique, elle requiert la mise en place d’une gouvernance.

Le Comité international de bioéthique (CIB) de l’UNESCO souligne dans son dernier rapport  les bénéfices qui peuvent résulter du développement des neurotechnologies. Il met aussi en garde contre les possibles atteintes aux droits humains fondamentaux qu’elles suscitent : la dignité humaine via la question du respect de l’intégrité du cerveau de chaque individu ; la liberté de pensée, si des dispositifs interfèrent avec nos capacités de jugement et de décision ; la vie privée, en cas de biais des algorithmes utilisés ; le risque d’utilisation abusive, non autorisée ou coercitive à des fins malintentionnées ; le consentement éclairé. Il pose aussi la question spécifique de l’intérêt de l'enfant, période de développement du cerveau déterminante pour la vie de l’individu.

L’exploitation extramédicale des données cérébrales pose un défi pour les droits humains

Au regard de ces défis, le CIB considère que les « neurodroits », appelés à préserver nos cerveaux des risques auxquels les expose le développement des neurotechnologies, englobent certains droits humains qui sont déjà reconnus par les lois internationales. Mais compte tenu des enjeux, ce sont des droits sensibles qu’il convient de souligner. Ces droits reposent sur la reconnaissance des droits fondamentaux de tous les individus que sont notamment l'intégrité physique et mentale, l'intimité mentale, la liberté de pensée et le libre arbitre, ou encore le droit de profiter des avantages du progrès scientifique. Le rapport souligne aussi la nécessité de décider librement et de manière responsable des questions liées à l'utilisation des neurotechnologies, sans aucune forme de discrimination, de coercition ou de violence.

Lectures complémentaires :

Recommandations du Comité international de bioéthique de l’UNESCO

Quels risques éthiques ?, Le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2018

À notre service, et non à nos dépens, Le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2018

 

Abonnez-vous pour découvrir l’actualité du Courrier. L’abonnement à la version numérique est 100 % gratuit.

Suivez le Courrier sur : Twitter, Facebook, Instagram