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Entretien

Sergueï Zimov : « La fonte du permafrost menace directement le climat »

Au-delà du cercle polaire, au cœur de la Sibérie septentrionale, le scientifique russe Sergueï Zimov a créé le parc du Pléistocène, afin de reconstituer l’écosystème de l’âge de glace en réintroduisant les grands herbivores dans cette ancienne steppe à mammouths dont les sols s’étaient considérablement appauvris. Le rétablissement de ces écosystèmes pourrait aussi permettre d’enrayer le recul du permafrost, ce gigantesque glacier souterrain qui emprisonne des milliards de tonnes de carbone organique, que les microbes, en dégelant, transforment en gaz carbonique et en méthane. Leur libération sous l’effet du changement climatique constitue une menace longtemps ignorée.

Propos recueillis par Katerina Markelova
UNESCO

Pourquoi le permafrost a-t-il commencé à fondre ?

Les rejets de gaz à effet de serre dans l’atmosphère réchauffent la planète. À ce jour, sa température a gagné plus de 1 °C. Dans l’hémisphère Nord, en Russie par exemple, le réchauffement constaté dépasse même 3 °C. Cela est dû au fait que la terre se réchauffe plus vite que l’océan. Et la superficie des terres est plus grande dans l’hémisphère Nord.

Mais la température du permafrost n’est pas dictée uniquement par la température de l’air, elle dépend aussi de l’épaisseur du manteau neigeux. Quand la neige est abondante, le sol et le permafrost se refroidissent peu en hiver. Or, la couverture neigeuse est une fois et demie supérieure à ce qu’elle était il y a plusieurs décennies. Avec le réchauffement climatique, une quantité plus importante d’eau s’évapore de l’océan et les nuages ​​produisent plus de neige qu’auparavant. Résultat, la température du sol s’est élevée de 5 à 7 °C en Russie.

Avant, la température du permafrost oscillait entre − 6 et − 8 °C au nord de la Sibérie et entre − 2 et − 3 °C au sud. La fonte du permafrost concerne désormais près de la moitié de la Sibérie : le sud de la région, mais également la basse Kolyma, une zone de permafrost continu au bord de l’océan Arctique. À côté de chez moi, le permafrost a, par endroits, dégelé sur plus de quatre mètres. Dans les grandes plaines côtières de la Kolyma, ce phénomène a débuté il y a trois ans.

Avec la fonte du permafrost, les objectifs de l’Accord de Paris perdent tout leur sens

Quels sont les dangers associés à la fonte du permafrost ?

Le permafrost occupe onze millions de kilomètres carrés du territoire russe. Ce sont des sols riches qui regorgent de matière organique et de bactéries dormantes. Quand les sols dégèlent, les anciens micro-organismes se réveillent et attaquent ce qu’ils n’avaient pas eu le temps de consommer, libérant à cette occasion du dioxyde de carbone quand les sols sont secs, du méthane quand ils sont saturés d’eau.

Il y a deux fois plus de matière organique dans notre permafrost que dans l’ensemble de la flore de la planète. La majeure partie, qui équivaut à un millier de gigatonnes, est concentrée dans les trois premiers mètres. Or trois mètres dégèlent très vite, il suffit de trois à cinq ans. C’est la raison pour laquelle la fonte du permafrost menace directement le climat mondial. Elle produit des gaz à effet de serre, et le réchauffement climatique qui en résulte accélère à son tour le dégel du permafrost. Il est très difficile d’interrompre ce processus.

Dans ces conditions, les objectifs de l’Accord de Paris adopté en 2015, qui consistent à passer à une économie à faible émission de carbone à l’échelle de la planète, perdent tout leur sens : la réduction des émissions de gaz à effet de serre qui pourrait être obtenue grâce à l’Accord et aux énergies renouvelables ne représente qu’une petite partie des émissions du permafrost.

Le méthane libéré par le permafrost est beaucoup plus dangereux que le dioxyde de carbone…

Si la fonte ne libérait que du dioxyde de carbone, les émissions du permafrost seraient équivalentes à celles générées par l’homme. Mais une partie du gaz rejeté dans l’atmosphère, de l’ordre de 10 à 20 %, est du méthane. Et comme l’effet de serre du méthane est quatre-vingts fois plus puissant que celui du CO2 sur des courtes périodes, les conséquences climatiques de la libération de ce gaz peuvent être jusqu’à quatre fois plus importantes que celles résultant de l’émission de dioxyde de carbone.

Pendant la première année et demie de l’épidémie de Covid-19, les émissions anthropiques de gaz à effet de serre ont beaucoup ralenti. On aurait pu s’attendre à ce que la concentration globale des gaz à effet de serre dans l’atmosphère diminue. On a au contraire constaté une augmentation historique de la concentration de méthane. J’observe moi-même régulièrement l’apparition de nouvelles petites sources où bouillonnent des bulles de méthane. Je ne vois pas d’autre explication à cette concentration élevée.

Pourquoi le dégel du permafrost est-il peu pris en considération dans les analyses et les prévisions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ?

Il y a trente ans, le milieu scientifique pensait bien connaître le cycle du carbone. Personne ne pensait au permafrost. Quand j’ai commencé à parler des effets de la fonte, il est apparu qu’il fallait réécrire toutes les équations. Les premières années, de nombreux scientifiques ont contesté mes conclusions, refusant de croire à la fonte du permafrost. Ce dernier a longtemps été traité comme un enfant non désiré dans la famille scientifique. Selon les dernières estimations, il aura reculé de 10 à 20 % d’ici la fin du siècle. La prise de conscience ne viendra sans doute que cette année, grâce à l’observation de l’augmentation significative des concentrations globales de gaz à effet de serre.

Il y a vingt ans, vous créiez le parc du Pléistocène, sans imaginer qu’il contribuerait un jour à préserver le climat. De quoi s’agit-il ?

J’ai créé le parc du Pléistocène afin d’observer la vitesse à laquelle les animaux pouvaient transformer la toundra de mousse en prairie productive. Mon objectif principal à l’époque était de répondre à une énigme scientifique : pourquoi la nature, qui avait connu tant de prairies, de chevaux, de bisons, de mammouths, était-elle devenue si pauvre ?

Le parc occupe une partie du bassin de la Kolyma, où la végétation est riche, et les collines avoisinantes couvertes de forêts de mélèzes et d’arbustes, de marais et de mousses. Nous avons clôturé une portion de ce territoire et y avons introduit divers animaux : bisons, bœufs musqués, rennes, yaks, chevaux yakoutes. Il y a aujourd’hui une zone de 200 hectares à forte densité et une autre de 2 000 hectares qui n’a pas encore été entièrement peuplée. En vingt ans, les tourbières ont été piétinées, les arbustes brisés et la quantité d’herbe, qui assèche les marais, a nettement augmenté.

Notre parc est situé dans une région assez caractéristique de la Sibérie, il montre qu’il est possible de remplacer partout les tourbières et les forêts clairsemées par des herbages productifs sur des terrains secs et denses. La plupart des animaux qui vivaient ici autrefois peuvent de nouveau s’adapter à cet environnement.

Pourquoi les écosystèmes de la steppe à mammouths ont-ils disparu ?

Principalement à cause de l’homme. La préservation d’écosystèmes herbacés diversifiés demande beaucoup d’efforts. La mousse et les arbres poussent partout et il est très difficile pour les herbes de résister. L’entretien des prairies exige beaucoup de « jardiniers ». Quand l’homme a commencé à coloniser la Sibérie ou l’Amérique, il a partout réduit le nombre d’animaux. Il ne les a pas tous massacrés, bien sûr, mais il suffit qu’il y en ait moitié moins pour que les arbres, les arbustes et les mousses envahissent la prairie. Par sa pratique excessive de la chasse, l’homme a détruit ces grands écosystèmes.

Les recherches que vous avez menées dans le parc du Pléistocène ont montré que les écosystèmes des prairies pouvaient ralentir le dégel du permafrost.

Nos mesures n’ont rien démontré qui ne soit déjà connu. Prenons l’albédo, par exemple. Les scientifiques savent de longue date que l’obscurité de la forêt absorbe les rayons du soleil tandis que les prairies, plus claires et entièrement couvertes de neige en hiver, les reflètent.

Il est également bien établi que l’épaisseur du manteau neigeux influence significativement les températures du sol et du permafrost. Les ouvrages spécialisés indiquent que dix centimètres de neige supplémentaires élèvent ces températures de plus de 1 °C.

Dans l’écosystème des prairies, tout ce qui a poussé pendant l’été doit être consommé durant l’hiver. Or la seule manière d’accéder à l’herbe pendant la saison froide est de creuser la neige. Nos animaux fouillent la neige tout l’hiver. Cela contribue fortement au refroidissement des sols.

Combien faut-il d’animaux pour qu’un tel écosystème fonctionne ?

Il en faut plusieurs dizaines de millions pour agir sur le climat, dix tonnes environ par kilomètre carré. Peut-être même quinze, avec le réchauffement climatique. Que représentent dix tonnes d’animaux par kilomètre carré, quand un cheval pèse 400 kg et un bison 500 kg ? C’est une dizaine de bêtes. Avant l’arrivée des hommes, les chevaux et les bisons représentaient 60 à 70 % de la zoomasse, les rennes et les mammouths 10 % chacun. Les autres animaux formaient les 10 % restant. On trouve d’ailleurs des proportions similaires dans la savane africaine. Jusqu’à une période récente, la population y était principalement constituée de zèbres, de gnous, d’éléphants et de gazelles. Notre but est de donner une chance à toutes les espèces qui ont survécu, de les aider au commencement. Nous les laisserons ensuite gérer leurs relations entre elles et à l’égard de leurs prédateurs.

Une décennie suffirait pour peupler d’herbivores les écosystèmes sibériens et agir significativement sur le climat

Où trouvera-t-on tous ces animaux ?

Il faut savoir, tout d’abord, que même les grands animaux se reproduisent relativement rapidement. Ils peuvent se multiplier par cent tous les vingt-cinq ans. On recense aujourd’hui en Russie plusieurs millions de rennes, un demi-million de chevaux yakoutes, des milliers de bœufs musqués et de mouflons des neiges. On pourrait donc, sans difficulté, obtenir des dizaines de millions de bêtes en Sibérie d’ici cinq à dix ans, et leur nombre pourrait atteindre plusieurs centaines de millions dans vingt-cinq ou trente ans. En d’autres termes, on pourrait en une décennie peupler d’herbivores les écosystèmes sibériens et agir significativement sur le climat.

Notre famille a créé deux parcs [le second, le Parc sauvage, se trouve dans la région de Toula, à trois heures au sud de Moscou] de manière artisanale, sans aucun financement étatique. Nous utilisons des modes de transport onéreux, nous déplaçons peu d’animaux, nous sommes confrontés à de multiples problèmes administratifs liés à la réglementation sanitaire et aux douanes, et nous avons réussi malgré tout. Si une famille de scientifiques a pu le faire, les grands États pourraient aisément s’acquitter de cette tâche dans le cadre d’une coopération internationale.

À l’Université américaine de Harvard, une équipe de scientifiques menée par le généticien George Church s’intéresse à la reproduction du mammouth. Quels liens entretiennent-ils avec le parc du Pléistocène ?

Les écosystèmes des prairies ont tous eu des éléphants : éléphant d’Afrique, éléphant d’Asie, mastodonte, mammouth des steppes ou mammouth en général. Je crois que la principale fonction de l’éléphant dans la steppe à mammouths était de fournir des points d’eau. Les ruisseaux et les rivières se tarissent souvent en été et les bêtes doivent chercher de l’eau à plusieurs dizaines de kilomètres. Or les éléphants et les mammouths peuvent creuser des trous pour collecter de l’eau dans les fossés. Quand ils ont bu, les autres animaux en profitent à leur tour.

En hiver, les animaux mangent la neige et n’ont pas besoin d’eau. Mais, en Sibérie, l’automne est souvent froid, les rivières et les lacs gèlent avant les premières neiges. À cette période, les bêtes risquent de mourir de soif. Les mammouths pouvaient briser n’importe quelle glace, boire et permettre aux autres animaux de s’abreuver. Dans notre cas, on pourrait imaginer un éléphant d’Asie dont les poils auraient été allongés et les réserves de graisse augmentées. C’est ce à quoi travaillent les scientifiques de Harvard. J’envisage pour ma part d’expérimenter cette année l’adaptation des éléphants d’Asie à notre climat.

Quelles régions de la planète devraient être occupées par des écosystèmes de steppes à mammouths pour enrayer la fonte du permafrost ?

Toute l’étendue du permafrost. Grâce aux animaux, on pourrait refroidir le permafrost de 4 °C. Cela donnerait une chance à l’humanité de s’adapter au réchauffement climatique. Ces écosystèmes doivent être reconstitués non seulement là où il y a du permafrost, mais plus généralement partout en Russie où le territoire n’est pas exploité. Il n’y a pas que le permafrost qui menace le climat, toutes les terres du Nord, riches en matières organiques, le font également. La vitesse de décomposition de la matière organique du sol dépend principalement de sa température. Le seul moyen de contraindre le sol à retenir le carbone est de le refroidir.

Il faudrait dès aujourd’hui créer des parcs dans de nombreuses régions de Sibérie : agrandir le nôtre, en ouvrir un dans le bassin du fleuve Indiguirka, en Yakoutie centrale, au sud de la péninsule de Taïmyr, dans le nord de l’Oural, et, dans ces parcs, introduire des animaux. Il faudra ensuite agrandir ces parcs et introduire les animaux habitués au climat et les uns aux autres dans de nouveaux territoires.

Les incendies de forêt en Sibérie et la fonte du permafrost détruisent les écosystèmes. Il y a, chaque année, de plus en plus d’endroits où l’herbe peut pousser. Ce sont autant de prairies prêtes à l’emploi. Si l’on créait des foyers sauvages dans ces zones, la nature continuerait de se développer seule. Les animaux pourraient alors, sans intervention humaine, contribuer à réguler le changement climatique.

Sergueï Zimov

Le géophysicien et écologue russe Sergueï Zimov a fondé la station scientifique du Nord-Est, de Tcherski, en Sibérie septentrionale. Elle sert aujourd’hui de laboratoire à ciel ouvert. Il est aussi l’un des directeurs de recherche de l’Institut de géographie du Pacifique du département Extrême-Orient de l’Académie des sciences de Russie. À l’origine des premières expériences d’introduction d’animaux dans le bassin du fleuve Kolyma en 1988, il a créé en 1996 le parc du Pléistocène, dont la mission est de reconstituer un écosystème comparable à celui de la steppe à mammouths qui dominait en Eurasie à la fin du Pléistocène (entre 2,58 millions d'années et 11 700 ans avant le présent).

Lectures complémentaires :

Biodiversité : restaurer nos liens au vivant, Le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2021

Scott Kulp : « La montée des eaux est une menace à court terme », Le Courrier de l’UNESCO, janvier-mars 2021

 

Pour en savoir plus sur le parc du Pléistocène, découvrez L’hypothèse de Zimov, Le film, réalisé par Denis Sneguirev.

 

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