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Un 1er janvier avec les ombres des Incas

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La Huaconada, danse rituelle de Mito (Pérou), inscrite en 2010 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
© S. Mujica

En Bolivie et au Pérou les populations des hauts plateaux célèbrent le Nouvel An selon des coutumes ancestrales qui donnent aujourd'hui encore une large place à la musique (tambours, flûtes, basses, flûtes de Pan), et à la danse.

par Alfred Métraux

Peu de peuples ont célébré le début de la nouvelle année avec autant de solennité que les Incas de l'ancien Pérou. Il faut lire dans la fameuse chronique de Garcilaso de la Vega la description des grandes cérémonies qui se déroulaient, en présence de l'empereur et de tous les chefs des provinces, dans la ville sainte du Cuzco, capitale des « quatre quartiers du monde ». Sous la complexité des rites de l'Inti raymi, qui inauguraient, au mois de juin, un nouveau cycle de fêtes et de travaux, on retrouve les symboles du renouvellement et de la purification marquant le rythme de mort et de résurrection que l'homme a projeté dans la catégorie du temps.

De ces sacrifices, de ces processions, de ces danses, que reste-t-il ? Peu de chose, il est vrai, mais quatre siècles de misère et de décadence n'ont pas entièrement oblitéré les vieux usages. Le Nouvel An, fixé maintenant au 1er janvier, est précisément une des occasions où surgissent de la nuit du passé des coutumes fantômes. Cette date ne marque plus le commencement de l'année religieuse et l'idée des saisons lui est devenue étrangère. Par contre, elle est importante dans la vie politique, car elle a été choisie pour l'intronisation des hilakata, des alcades et des campos, qui ont remplacé les fonctionnaires de l'empereur. Désignés par les patrons des haciendas ou les autorités des républiques andines, ces « mandones » — ces chefs — n'en sont pas moins choisis par les Indiens eux-mêmes à la suite de discussions et d'arrangements dont les Blancs sont exclus. Le cérémonial de l'entrée en fonction des autorités indigènes a un caractère à la fois religieux et civil dont on ne sait si la gravité compassée est espagnole ou indienne.

Le 1er janvier 1954, je me trouvais dans le village de Juli, sur les bords du Titicaca, au Pérou. Une foule énorme d'Indiens se pressait dans la principale église de ce haut-lieu de l'art religieux en Amérique espagnole. Sous les moulures dorées des ornements rococo et sous l'œil d'images rébarbatives ou sanglantes, les hilakata, impassibles et sévères, coiffés d'un passemontagne rouge et couverts d'un grand poncho rouge, formaient, la haie. Ils tenaient en main leur bâton d'office, somptueuses cannes au pommeau d'argent, que l'on se transmet de chef en chef depuis les temps de la colonie. Dans la pénombre de l'église s'élevaient des cantiques aymara de la plus déchirante tristesse, auxquels répondaient, sur la place, le bruit des tambours et les sons mélancoliques des flûtes de Pan. Des confréries d'hommes masqués dansaient dans les rues. Les uns portaient des mufles de jaguar, les autres des ailes de condor, et ces symboles d'anciennes divinités, aujourd'hui oubliées, se combinaient avec les perruques et les vestes pailletées du XVIIe siècle espagnol. 

Ils s'étaient déguisés en Dame Tartine

Je rencontrai ce jour-là un étrange cortège, qui fit irruption devant l'église de Yunguyo, où les autorités étaient allées écouter la messe. En tête, s'avançait un cavalier, suivi à peu de distance par sa femme. L'un et l'autre, hébétés par l'alcool, oscillaient dangereusement sur leur monture dont Ils seraient immanquablement tombés, sans leurs compagnons qui les maintenaient en selle tant bien que mal. D'autres cavaliers, également escortés de musiciens, firent leur joyeuse entrée, pour disparaître à leur tour dans des maisons d'où s'élevaient le son des flûtes et les grondements du tambour. Ces personnages étaient les nouvelles autorités entrant en fonction. Leur cavalcade ne m'aurait pas frappé si leur accoutrement n'avait été des plus remarquables : ils étaient coiffés de chapeaux et vêtus de gilets en pâte cuite et ils portaient autour du cou et des bras des couronnes de pain, alors que d'autres couronnes étaient accrochées à leurs vêtements. Le pain est, pour les Indiens, une friandise, et les hilakata et alcade semblaient s'être déguisés en Dame Tartine.
 
Ces accessoires croustillants au sens propre du mot me firent immédiatement songer aux nombreuses représentations qui décorent les vases trouvés dans les anciennes sépultures du Pérou. On y voit des personnages dansant, couverts non de pains, mais de fruits et de légumes. Les archéologues interpretent ces scènes comme des rites de fertilité. Telle semble bien être la signification du singulier costume des « mandones » qui, en déployant ces symboles de prospérité, font entendre à leurs administrés que, sous leur gouvernement, ils ne manqueront jamais de pain quotidien et que la nouvelle année leur sera propice.
 
Pourquoi décrire ces beuveries? Pourquoi s'indigner d'excès qui constituent une protestation de l'être humain contre la grisaille d'une existence sordide?
 
Le Nouvel An andin est associé à une des émotions les plus vives que je crois avoir éprouvées dans ma carrière d'ethnographe. C'est, en effet, un premier janvier, il y a vingt ans, que j'arrivai dans le village des Indiens Chipaya. Pendant de nombreuses années, j'avais rêvé de visiter ces Indiens qui n'étaient connus que par une petite brochure que leur avait consacrée un archéologue amateur, M. Posnansky. Les détails que ces pages contenaient étaient cependant propres à enflammer l'imagination d'un étudiant qui espérait se spécialiser dans l'étude des civilisations andines. Ne voilà-t-il pas qu'on avait découvert dans une des régions les plus reculées du plateau andin, à 4.000 mètres d'altitude, derrière des déserts de sable et de grandes lagunes fréquentées par des flamants roses, un village dont les habitants semblaient avoir été oubliés par l'histoire et qui continuaient à vivre en plein XXe siècle comme à l'époque du grand empire inca.
 
Les Chipaya étaient, à plus d'un titre, des « chullpa puchu » des « restes de momies ». Je ne raconterai pas ici le voyage à travers les dunes de sable, la lente pérégrination à travers ces plaines désolées qui sont l'habitat des Chipaya. Le jour où j'arrivai en vue de Chipaya, les mirages, fréquents à cette saison, avaient grandi et multiplié les huttes, si bien que je crus m'approcher d'une ville étrange bordant un grand lac imaginaire, où se reflétaient des montagnes au profil bizarrement découpé. La fête à laquelle me conviait la réfraction des rayons solaires ne fut rien en comparaison de l'ivresse qui me prit lorsque je fus entouré par un groupe de femmes Chipaya.

Aux prises avec les momies

Que l'on imagine la stupeur d'un archéologue qui se trouverait en présence de momies ayant dépouillé leurs bandelettes pour reprendre leurs vêtements millénaires. Les Indiennes qui m'entouraient étaient vêtues exactement comme celles qui se pressèrent autour du conquistador Almagro, lorsqu'il traversa ces déserts, il y a quatre siècles, et comme les corps desséchés que l'on retire des grottes funéraires. Un détail me troubla plus que tout autre : ce fut le tintement des petites figurines de bronze qui pendaient des innombrables tresses divisant les chevelures féminines. Ces modestes pendentifs m'étaient familiers : je les avais vus au musée de Las Paz parmi les collections de la grande métropole indienne de Tihuanaco, qui a fleuri bien avant que les Incas se fussent rendus maîtres du haut-plateau.

Comme les Aymara, leurs voisins, les Chipaya célébraient, ce jour-là, le Nouvel An. Je vois encore l'intérieur d'une hutte ronde, où mon ami Mamani, qui venait d'être élu corregidor — ​vieux titre espagnol — se tenait derrière une table basse sur laquelle était placée une tête de mouton. Indiens et Indiennes venaient, à tour de rôle, lui rendre hommage, tendant vers lui des bras suppliants. Ils présentaient à leur chef deux gobelets, se conformant à l'étiquette incasique qui voulait que toute invitation à boire se fît ainsi, avec deux gobelets. Chacun fit, devant la bête sacrifiée, une libation d'alcool et une offrande de feuilles de coca. Ceux qui avaient rempli ce devoir allèrent se joindre aux danseurs qui évoluaient dans l'espace séparant les deux clans. Ils étaient conduits par l'alcade sortant, qui avait noué autour de son corps une fronde blanche et noire, d'où pendaient des écheveaux de cordelettes qui le couvraient jusqu'aux genoux. Il avait piqué des fleurs dans son chapeau et fiché à la hauteur du front deux grandes feuilles qui rappelaient les tiges en métal qui surplombaient les bandeaux frontaux des chefs incas. Brandissant une bannière blanche, il précédait les danseurs et les joueurs de flûte, s'arrêtant devant chaque hutte pour y prélever, pour lui et sa troupe, un tribu de chicha. En échange, il cédait à son hôte le privilège de saisir la bannière blanche et de diriger les évolutions des danseurs.

Moutons en terre : fécondité du troupeau

Un rite agraire est associé à ces réjouissances profanes. La veille de Noël, les femmes avaient déposé sur l'autel de l'église construite par les habitants du village, des petits lamas et des moutons en terre. Le Jour de l'An, ces animaux en miniature leur furent rendus. Elles les embrassèrent, les touchèrent avec respect et les emportèrent chez elles, convaincues qu'elles avaient ainsi assuré la fécondité de leurs troupeaux.

Tard dans la nuit, l'implacable silence du haut-plateau fut déchiré par les sons de la flûte de Pan et par des chants pleins d'une tristesse désespérée ; puis les voix s'affaiblirent et, soudain, un calme obsédant régna dans le village. Le Nouvel An était fini et, dans leurs huttes sombres, les Indiens dormaient, prêts à reprendre le rythme monotone de leur rude existence.

Retour au numéro A chacun son Nouvel An, 1955-12

Alfred Métraux

Alfred Métraux, anthropologue connu, est chargé des Droits de l'Homme au Département des Sciences sociales de l'UNESCO. Son dernier ouvrage, Les Incas (Editions du Seuil, Paris), paraîtra prochainement.