Article

Penser la technodiversité autrement

La science et la technologie dépendent étroitement de la culture dans laquelle elles se développent. Dans un contexte marqué par la surconsommation et la concurrence économique, il est urgent de penser cette technodiversité autrement qu’à travers le prisme de l’opposition entre local et global, tradition et modernité, Orient et Occident, afin de redéfinir nos rapports les uns avec les autres et avec le vivant.
COU-02-23-IDÉES-YUK-HUI-02

par Yuk Hui
 

En 1914, alors que vient d'éclater la Première Guerre mondiale, le philosophe français Henri Bergson, nouvellement élu à la tête de l'Académie des sciences morales et politiques, prononce son discours inaugural intitulé « La signification de la guerre ». Bergson, qui assurera plus tard la présidence de la Commission internationale de coopération intellectuelle, instance qui a précédé l'UNESCO, y accuse l'Allemagne de « machinisme » et de « mécanisme » – ces termes reviennent de très nombreuses fois dans sa courte allocution. Il les rend responsables d’avoir conduit l'Allemagne, pays de musique, de poésie et de métaphysique, à une « barbarie scientifique » et une « barbarie systématique ». 

Pour Bergson, l'origine de la guerre est à chercher dans le développement de la science et de la technologie mécaniques. Le XIXe siècle avait donné « aux arts mécaniques une extension tout à fait imprévue et procuré à l'homme, en moins de cinquante ans, plus d'outils qu'il ne s'en était fabriqué pendant les milliers d'années qu'il avait passées sur la terre ». Chaque nouvelle machine étant pour l'homme un nouvel organe, son âme ne pouvait plus embrasser ce corps prodigieusement agrandi. On retrouve une analyse similaire de la guerre dans l'un de ses ouvrages ultérieurs, Les Deux Sources de la morale et de la religion, paru en 1932.

Cette incompatibilité est à l'origine de l'hybris dont nous avons été témoins lors des dernières guerres mondiales et, aujourd'hui, dans les appels au retour à un certain Volksgeist (esprit national). Bergson exprimait sa colère dans une longue série de questions, dont la suivante : « Que deviendrait le monde si ce mécanisme se saisissait de l'humanité tout entière et si les peuples, au lieu de se hausser librement à une diversité plus riche et plus harmonieuse, comme des personnes, tombaient dans l'uniformité comme des choses ? »

Uniformité versus diversité

Comment comprendre aujourd’hui ce diagnostic bergsonien des organes artificiels, qui produisent de l’uniformité au lieu de la diversité ? Il est possible que nous n'ayons toujours pas perçu le sens de la thèse de Bergson. S'il existe une diversité des êtres humains, ce n'est pas en raison de leur couleur ou de leur race, mais de leurs différentes manières de penser, que nous appellerons noodiversité (noo- venant du grec noûs, « esprit », « intellect »). La noodiversité a été entretenue par une technodiversité, définie comme une variété de façons d'appréhender et de construire la technologie dans différentes cultures, émergeant du local et dans un échange constant avec d'autres localités.

S'il existe une diversité des êtres humains, ce n'est pas en raison de leur couleur ou de leur race, mais de leurs différentes manières de penser

Technodiversité et noodiversité sont corrélées et maintiennent à leur tour la biodiversité de leur environnement. L'importance du facteur humain dans le maintien de la biodiversité est devenue une évidence, surtout si l'on considère que nous sommes entrés dans ce que les géologues appellent l'anthropocène, la domination de l'homme sur la Terre. Autrement dit, la noodiversité comme la biodiversité sont de plus en plus dépendantes de la technodiversité.

Or, cette question de la diversité a peu à peu disparu. Cela s’explique notamment par une erreur de compréhension de ce qu'est la technologie : on a en effet eu tendance à ne voir en elle qu'un outil. Rappelons que, lors de la modernisation de la seconde moitié du XIXe siècle, les pays de la partie orientale du continent asiatique pensaient pouvoir maîtriser les technologies occidentales en usant de leur propre pensée. On y trouve alors des mots d’ordre très similaires, tels que « Substance chinoise et usage occidental » (中體西用), « Âme japonaise et savoir occidental » (わこんようさい) ou « Dao oriental et matériel occidental » (동도서기론).

Tous ces mouvements partagent la conviction que la pensée orientale saura maîtriser la science et la technologie occidentales, qui ne sont que de simples instruments. Or, on sait aujourd'hui que cette illusion n'est qu'une variante du dualisme cartésien. Ensuite, avec le triomphe du positivisme, qui considère la technologie comme universelle, et pourvue d'une rationalité qui transcende le temps et l'espace, on pourrait dire que la technologie possède une dimension universelle dans la mesure où elle est extériorisation de la mémoire et extension des organes corporels. Or, la technologie a également été façonnée et contrainte par la localité et la cosmologie.

Limites de l'innovation

Joseph Needham, biochimiste britannique, historien des sciences et sinologue, et premier responsable de la Section des sciences exactes et naturelles à l'UNESCO (1946-48), a soulevé la « question de Needham », qui interroge le fait que la science et la technologie modernes sont apparues en Europe, et non en Chine et en Inde. Comme de nombreux historiens après lui, on pourrait bien sûr arguer qu'avant le XVIe siècle la science et la technologie étaient plus avancées dans certains domaines en Chine qu'en Europe. 

Ce serait toutefois trahir ce que suggérait Needham : pour lui, il n'est pas légitime de comparer directement la science et la technologie occidentales avec celles de la Chine, car elles reposent sur des hypothèses ontologiques et épistémologiques différentes. En témoignent des entités ontologiques telles que le ch'i (souffle vital) et le yin-yang en médecine chinoise, car elles ne peuvent être démontrées matériellement en anatomie. S'appuyant sur ses propres recherches biologiques, Needham adopta donc le terme d'« organicisme » pour décrire la médecine chinoise, et la pensée chinoise en général.

Autrement dit, les cultures chinoise et occidentale ont eu des manières différentes de comprendre et de construire la technologie, et c’est ce que j'appelle la technodiversité. Cette diversité n'est pas seulement à rechercher dans le passé, il nous faut aussi la penser aujourd'hui. Nous baignons dans les technologies numériques, mais nous nous interrogeons rarement sur les hypothèses ontologiques et épistémologiques sur lesquelles ces produits reposent. On peut prendre l’exemple des réseaux sociaux, qui présupposent que la société est un assemblage d'atomes sociaux et qu'on peut connaître et étudier les relations humaines grâce à la connectivité des données.

Une fois remis en question, ces présupposés apparaîtront problématiques, car ils ont été développés dans les années 1930 par des psychologues comme le Roumano-Américain Jacob Moreno et le Germano-Américain Kurt Lewin. Aucun anthropologue ne conviendra que la société humaine s'est développée à partir d'atomes sociaux. Ce modèle n'en a pas moins été imité et amplifié par la quasi-totalité des plateformes de réseaux sociaux présentes dans différents pays, que ce soit Facebook, VKontakte ou WeChat. Cela montre aussi les limites de l'innovation dont nous parlons aujourd'hui, surtout lorsqu'elle a pour seule visée l'efficacité et le consumérisme.

Diversifier pour réconcilier

Aujourd'hui, la mondialisation technologique nous a déjà éloignés de la question de la technodiversité, la transformant en une opposition entre local et global, tradition et modernité, Orient et Occident, sans que nous soyons en mesure d’aborder la question de la diversité par-delà l'identité. Le jésuite, archéologue et théologien français Pierre Teilhard de Chardin, à qui l'UNESCO a consacré un colloque en 1981, parle quant à lui de convergence de la noosphère

Selon cette théorie, l'évolution peut se comprendre comme un progrès de la conscience, qui formera une noosphère, grâce à l'invention et à la diffusion des technologies à travers le globe. Pour Teilhard de Chardin, une telle convergence est aussi une christogenèse. Il convient toutefois d'ajouter aujourd'hui à son constat que cette formation de la noosphère est aussi le processus de compétition technologique et d'expansion militaire, et que dans ce type de formation il y a homogénéisation, et non diversification. La diversification ne pouvait donc s’opérer qu'au niveau le plus superficiel, c’est-à-dire celui de l'identité nationale.

La recherche et la promotion de la technodiversité devraient être aujourd'hui l’une de nos tâches essentielles

Il me semble qu'aujourd'hui plus que jamais, face aux phénomènes actuels de consommation addictive, de concurrence économique féroce et d'expansion militaire menaçante, il nous faut revenir à la question de la technodiversité, surtout lorsqu'on sait qu'une solution mondiale unifiée est difficile, voire impossible, et qu'on ne peut souhaiter un retour au nationalisme. La conclusion à laquelle était parvenu Bergson en 1914 est plus actuelle que jamais. La tendance qu’il décrit ne fait que s’amplifier avec des machines cybernétiques plus puissantes, qui, pourrait-on dire avec le mathématicien américain Norbert Wiener, ne sont plus les simples mécanismes auxquels pensait Bergson. La recherche et la promotion de la technodiversité devraient être aujourd'hui l'une de nos tâches essentielles, comme Bergson et Needham nous y ont encouragés.

L'UNESCO est probablement le seul organisme capable de porter ce programme bien au-delà de ce qu'un penseur individuel ou une communauté universitaire pourraient réaliser. Cette tâche consistera non seulement à préserver la mémoire collective du passé, par nostalgie ou un sentiment d'obsolescence de l'humanité, mais aussi à préparer un nouvel agenda qui nous donne l'inspiration nécessaire pour penser l’avenir en élaborant un programme scientifique et culturel de réflexion – d'une façon moins homogène – sur les relations que nous entretenons les uns avec les autres et avec les êtres non humains, et avec la Terre. Une telle diversification nous permettra peut-être de jeter un nouvel éclairage sur de nouvelles issues à cette impasse.

Yuk Hui
Philosophe et enseignant à l'Université de Hong Kong, Yuk Hui a préparé sa thèse de doctorat au Goldsmiths College de Londres sous la direction du philosophe français Bernard Stiegler. Il est l’auteur de nombreux essais, traduits dans une douzaine de langues, parmi lesquels On the Existence of Digital Objects (2016), La Question de la technique en Chine : essai de cosmotechnique (2016, édition française 2021), ou encore Art and Cosmotechnics (2021).

订阅《信使》

Abonnez-vous