Idée

Le complot, tout un roman

Les intrigues littéraires entretiennent de tout temps une relation étroite avec les théories du complot, qui sont, par essence, des actes d’imagination. Mais ces récits, souvent créés sous prétexte de donner un sens au monde qui nous entoure, peuvent parfois avoir des effets réels sur notre vie, aux conséquences parfois tragiques, comme l’explique Peter Knight.

Par Peter Knight

Les connaissances ésotériques, les sociétés secrètes et les conspirations fascinent depuis longtemps les écrivains – des Bacchantes d’Euripide au Da Vinci Code de Dan Brown. Par définition, un bon complot ne laisse pas de traces ; une théorie du complot est une œuvre d’imagination postulant l’existence d’un groupe secret qui tire les ficelles en coulisses. Les théories du complot sont à l’origine de récits destinés à donner un sens à des événements qui seraient autrement le fruit du hasard, en les intégrant à une vaste conspiration globale.

Si bon nombre d’ouvrages de fiction conspirationnistes ont pour seul objectif de divertir les lecteurs, certains d’entre eux ont des répercussions surprenantes sur le monde réel. Ainsi, la prise du Capitole de Washington le 6 janvier 2021 fait écho aux Carnets de Turner, un roman de 1978 baignant dans l’univers du complot, qui imagine une insurrection apocalyptique des suprémacistes blancs. Ce roman antigouvernemental avait également influencé Timothy McVeigh, qui a fait exploser un bâtiment fédéral à Oklahoma City en 1995, faisant 168 victimes.

Un document falsifié aux conséquences tragiques

Bien que les théories du complot sur les Illuminati remontent aux années 1790, bon nombre des versions les plus fantastiques de l’histoire qui circulent actuellement sur Internet ont été involontairement inspirées de la trilogie Illuminatus ! (1975), un roman déjanté de la contre-culture écrit par Robert Shea et Robert Anton Wilson, deux rédacteurs de Playboy. Intrigués par le grand nombre de lettres adressées au magazine qui faisaient valoir toutes sortes de théories du complot invraisemblables, Shea et Wilson ont écrit un livre en s’imaginant que « tous ces cinglés avaient raison et que les complots dont ils parlaient existaient vraiment ».

Les Protocoles des sages de Sion est l’exemple le plus probant d’un texte conspirationniste créé de toutes pièces qui a été tenu pour authentique. Publié pour la première fois en 1903 en Russie, ce document falsifié a été présenté comme le compte rendu de réunions secrètes de sages juifs complotant pour dominer le monde. Il a été reconnu comme un faux en 1921, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’une des justifications de l’Holocauste par les nazis.

L’une des justifications de l’Holocauste, Les Protocoles des sages de Siona été reconnu comme un faux en 1921

Ce texte circule aujourd’hui encore dans de nombreux pays et sous-tend bon nombre de théories du complot contemporaines dirigées contre les « élites », les « mondialistes » et les « financiers », qui sont souvent des mots codés désignant les Juifs. Des études ont démontré que certaines parties du texte étaient adaptées d’un obscur roman du XIXe siècle, Biarritz, publié en 1868 par l’auteur allemand antisémite Hermann Goedsche, tandis que d’autres éléments ont été repris du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, un pamphlet satirique français publié par Maurice Joly en 1864, qui s’attaquait au régime de Napoléon III. Plagiant des œuvres de fiction, les Protocoles présentent un complot fictif avec les conséquences tragiques que l’on sait.

Plans machiavéliques et sociétés secrètes

Les ouvrages de fiction, y compris les faux comme les Protocoles, ont par rapport aux autres genres où apparaissent plus souvent des théories du complot (articles d’investigation, pamphlets, documentaires, etc.), l’avantage de mettre en scène les prétendues réunions conspirationnistes dans des pièces enfumées. Bien que la littérature se soit intéressée depuis longtemps au thème du complot et des sociétés secrètes, c’est au XIXe siècle qu’il est réellement devenu un élément central de l’intrigue.

En Allemagne, le XIXe siècle a ainsi vu l’émergence du Geheimbundroman, ou roman sur les sociétés secrètes, tandis que les écrivains britanniques étaient à la fois fascinés et révulsés par le spectre des sociétés secrètes maçonniques, italiennes et irlandaises complotant contre le gouvernement.

Mais c’est avec le roman policier et le thriller que la littérature du complot a acquis ses lettres de noblesse au tournant du XXe siècle. Ces genres puisent dans une suspicion : il existe une réalité profonde masquée par la confusion des détails superficiels.

Identification à un héros

Les ouvrages de fiction sur le thème du complot ne se contentent pas de montrer les rouages internes de la conspiration, ils encouragent souvent le lecteur à s’identifier à un personnage spécifique, généralement la figure du détective héroïque et solitaire. Dans les romans policiers et les thrillers de complot, il y a en réalité deux histoires qui s’opposent. L’un des récits retrace le parcours du détective, l’histoire haletante où les événements se précipitent, de la découverte du mensonge à la révélation finale du complot et la restauration tant attendue de l’ordre.

Et il y a en parallèle l'histoire du crime originel, qui se produit avant que le livre ne commence. Souvent, dans ce genre de romans, plus le détective découvre de choses sur la conspiration, plus le complot imaginé devient tentaculaire. Le lecteur découvre que ce qu’il pensait être la vérité était simplement une fausse piste échafaudée par les conspirateurs machiavéliques. Le plaisir que l’on éprouve à lire un roman de complot provient en grande partie du désir de connaître la grande révélation, accompagné de l’envie de ne jamais vraiment savoir le fin mot de l’histoire.

L’intérêt de la littérature pour la suspicion et l’interprétation, qui trouve ses origines chez des écrivains du XIXe siècle tels qu’Edgar Allan Poe et Henry James, est devenu un pilier de l’écriture moderniste au XXe siècle. Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le roman de complot s’est pleinement épanoui aux États-Unis. La conspiration est un thème central chez quelques-uns des plus grands noms de la littérature d’après-guerre, notamment William S. Burroughs, Don DeLillo, Joseph Heller, Ken Kesey et Thomas Pynchon.

« Paranoïa créative »

Ces auteurs créent de façon répétitive des scénarios où le héros (presque toujours un homme blanc) sent que sa liberté, son identité et son pouvoir – voire son intégrité physique – risquent d’être contrôlés par des forces obscures. Pour comprendre ce qu’il se passe vraiment, ces romans adoptent une forme de ce que Pynchon appelle la « paranoïa créative ». Ils présentent la théorie du complot comme un moyen d’appréhender les systèmes impersonnels à l’ère du pouvoir étatique, du capitalisme d’entreprise et des médias de masse. La conspiration n’est plus un complot étranger qui vise à infiltrer la nation, mais une menace plus ambiguë et envahissante qui vient de l’intérieur.

Dans la littérature d’après-guerre, la conspiration est une menace ambiguë et envahissante qui vient de l’intérieur

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que beaucoup de ces ouvrages posent la question suivante : comment savons-nous ce que nous pensons savoir ? On est passé de récits qui mettent en scène des conspirations à des récits qui réfléchissent à l’éventuelle existence de telles conspirations. Ces romans plus récents ont souvent des fins ambiguës et incertaines, où le détective amateur se demande toujours si les pistes n'étaient pas des leurres.

Si la littérature moderniste invite à une forme de lecture paranoïaque, car elle encourage le lecteur à découvrir des sens cachés et des allusions masquées, la littérature postmoderne réclame une lecture « méta-paranoïaque », une sorte d’introspection sur des questions de suspicion radicale. Comme le suggèrent les romans de complot écrits par des auteurs de science-fiction comme Philip K. Dick ou les films comme Matrix, ce que nous pensons être la réalité n’est peut-être qu’une construction trompeuse s’inscrivant dans un complot machiavélique. Ne faites confiance à personne, comme le conseille la série télévisée X-Files.

L’intérêt de la littérature du complot postmoderne pour l’incertitude de la connaissance est aussi en phase avec le mode dominant de la critique littéraire et culturelle des dernières décennies, alimentée par ce que le philosophe français Paul Ricœur appelle l’« herméneutique de la suspicion ». La tradition critique a été initiée par Marx, Nietzsche et Freud, qui cherchaient à révéler les forces occultes économiques, morales et psychologiques qui gouvernent le comportement humain et l’évolution de l’histoire.

Rien n’est ce qu’il paraît

Ce mode d’interprétation commence par une hypothèse : il existe une réalité profonde dissimulée derrière des apparences trompeuses que le critique a pour mission de détecter. De même, les théories du complot partent d’une hypothèse : rien n’est ce qu’il paraît, rien n’arrive par accident et tout est lié. Les théories du complot s’accompagnent souvent de dangereuses illusions, auxquelles la littérature de la conspiration a parfois contribué.

Mais les romans de complot donnent le meilleur d’eux-mêmes lorsqu’ils explorent de manière créative la frontière floue qui sépare l’interprétation justifiée de la surinterprétation paranoïaque. Ils obligent alors le lecteur à réfléchir à la nature du libre arbitre, en particulier dans une économie mondiale de plus en plus complexe, le confrontant à un choix impossible : un monde de pur hasard dans lequel rien n’a de sens ou un monde de complot total dans lequel tout a été planifié à l’avance. En plaçant le lecteur dans la position du détective, la littérature du complot peut nous aider à comprendre les séduisants attraits de la pensée conspirationniste, tout en nous offrant une réflexion profonde sur les problèmes que pose le complot en tant que moyen de donner un sens au monde qui nous entoure.

Peter Knight

Professeur de littérature et civilisation américaines à l’Université de Manchester au Royaume-Uni et professeur invité à l’Université de Leyde aux Pays-Bas. Il est l’auteur de Conspiracy Culture (2000) et The Kennedy Assassination (2007), et le corédacteur, avec Michael Butter, du Routledge Handbook of Conspiracy Theories (2020), un guide des théories du complot.

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