Idée

Changer de cap

Chaque année, près de 10 millions d’hectares de forêt disparaissent dans le monde selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). En cause : l’extension des terres agricoles, l’étalement urbain, l’exploitation minière ou forestière. Essentielles au cycle de l’eau, à la régulation du climat et à la préservation de la biodiversité, les forêts sont pourtant vitales pour la planète. Elles sont aussi étroitement liées à l’histoire humaine. Il y a urgence à préserver ces écosystèmes irremplaçables.
Call of the forest

Patrick Greenfield
Journaliste au quotidien britannique The Guardian

En 2015, un film en accéléré réalisé par l’agence spatiale américaine (NASA) montrait la Terre en train de « respirer ». D’avril à septembre, les forêts boréales de Sibérie, de Scandinavie et d’Amérique du Nord prennent vie et verdissent une grande partie de l’hémisphère Nord, avant de régresser avec l’arrivée de l’hiver. Dans l’hémisphère Sud, l’animation montre le processus inverse, la partie verte s’allongeant et reculant sur la carte avec la course du soleil. Les trois plus grandes forêts tropicales du monde, en Amazonie, dans le bassin du Congo et en Indonésie, dessinent des zones d’un vert profond de part et d’autre de l’équateur.

Avec les océans, les forêts sont les poumons de la Terre. Il existe de nombreuses définitions de ce qu’est une forêt. Si les arbres y constituent la forme de vie dominante, elles forment cependant un ensemble indivisible de champignons, d’insectes, de bactéries, d’oiseaux, de chauves-souris et d’amphibiens dont la survie repose sur leur interdépendance. Elles abritent les trois quarts de la biodiversité terrestre, y compris certaines des créatures les plus étranges de la planète comme le paresseux, le champignon tueur qui transforme les fourmis en zombies et l’aye-aye, un lémurien nocturne de Madagascar.

Les forêts abritent les trois quarts de la biodiversité terrestre

Près de 1,6 milliard d’êtres humains vivent à moins de cinq kilomètres d’une forêt. Les forêts nous nourrissent, nous abritent et régulent le climat. Et pourtant elles reculent, rasées pour leur bois, du fait de l’agriculture ou de l’exploitation minière.

Au cours des 10 000 dernières années, la planète a perdu un tiers de sa couverture arborée en raison de la croissance démographique. Mais la plupart de ces destructions ont eu lieu au cours du siècle dernier. Or, nous ne parviendrons pas à limiter le réchauffement de la planète ni à ralentir la disparition de la biodiversité sans protéger les forêts.

« Wood wide web »

Pour les scientifiques qui les étudient, les forêts restent des lieux énigmatiques qui ne cessent de surprendre, et il reste encore beaucoup à découvrir et à comprendre. De plus en plus de recherches montrent que les arbres des écosystèmes forestiers partagent nourriture et eau, et même des signaux d’alerte grâce à un réseau souterrain de champignons baptisé « wood wide web », la « toile mondiale des arbres ».

Les forêts sont capables de générer elles-mêmes les précipitations dont elles ont besoin et elles abritent des organismes gigantesques à l’image du séquoia géant General Sherman en Californie.

En 2015, l’écologiste Thomas Crowther a eu recours à de nouvelles méthodes de comptage pour cartographier les forêts du monde. Son étude recense environ trois milliards d’arbres sur Terre, soit sept fois plus que ce que l’on imaginait. Aujourd’hui professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich, son laboratoire étudie les effets positifs des forêts et des écosystèmes mondiaux à grande échelle afin de contribuer à la lutte contre le changement climatique et l’appauvrissement de la biodiversité.

Nous avons presque réduit de moitié la superficie de la forêt mondiale, la grande majorité des écosystèmes restants est fortement dégradée

« Le fait de connaître l’ampleur de ces écosystèmes forestiers permet de les replacer dans leur contexte. Grâce à ces informations, nous pouvons repérer les pressions qui les affectent dans le monde entier. Nous avons pu constater que nous avons presque réduit de moitié la superficie de la forêt mondiale et que la grande majorité des écosystèmes restants est fortement dégradée », explique-t-il.

Essor des monocultures

L’estimation de la superficie détruite varie, mais le rythme de déboisement des forêts du monde entier est effréné. Selon le dernier rapport de l’association britannique Botanic Gardens Conservation International, entre un tiers et la moitié des arbres de la planète sont menacés d’extinction. Des milliers d’espèces végétales et animales qui dépendent de ces arbres pourraient également disparaître, parmi lesquelles un grand nombre sont probablement des espèces rares ou encore inconnues des scientifiques.

Les conséquences de la destruction des forêts peuvent être désastreuses : la propagation de maladies mortelles telles que le virus Ebola est liée au déboisement des forêts tropicales, tandis que la disparition d’écosystèmes en bonne santé, dont dépend la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial, constitue un risque croissant pour la sécurité économique de la planète, selon le Forum économique mondial.

Les défenseurs de l’environnement s’inquiètent en particulier de l’essor des monocultures, beaucoup moins vivantes et foisonnantes que les forêts naturelles, à l’instar des vastes plantations de palmiers à huile de Bornéo (Indonésie), à l’origine de l’éradication de l’habitat de l’orang-outan.

« On dit que “l’on ne sait pas ce que l’on a tant qu’on ne l’a pas perdu”, mais si nous continuons à perdre un arbre sur quatre de la forêt tropicale d’ici 2050, nous pourrions ne jamais avoir le temps de comprendre ce qui a déjà été perdu », s’inquiète Victorine Che Thoener, camerounaise, conseillère principale de Greenpeace International.

Forest Danger
Sculpture de l’artiste italien Giuseppe Penone intitulée Continuerà a crescere tranne che in quel punto (Il continuera de croître sauf à ce moment-là). Vue prise en 2008.

Destruction à l’échelle industrielle

La destruction de la forêt tropicale primaire – située en Amazonie, dans le bassin du Congo et en Indonésie – est particulièrement préjudiciable. Selon Global Forest Watch, 3,75 millions d’hectares ont disparu en 2021, provoquant le rejet de 2,5 gigatonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit l’équivalent des émissions annuelles de l’Inde dues aux combustibles fossiles. « La destruction à grande échelle de la forêt [dans le bassin du Congo] remonte à l’époque coloniale. Pourtant, la déforestation et la détérioration des forêts se poursuivent aujourd’hui, et ce, à une échelle industrielle », explique Victorine Che Thoener.

Il n’existe pas d’explication simple à la déforestation mais, presque partout, les forêts ont plus de valeur lorsqu’elles sont mortes que de leur vivant. Autrement dit : les effets bénéfiques qu’elles génèrent ne sont pas valorisés par le système économique mondial, seule compte leur valeur en tant que matière première.

Qu’il s’agisse d’exploiter des bois précieux comme l’acajou ou de libérer de l’espace pour l’élevage du bétail, les incitations économiques à la destruction des forêts sont légion. Elles sont aujourd’hui favorisées par l’augmentation de la demande en viande rouge et en matières premières. Cette destruction est très localisée sur le plan géographique.

De nombreux pays européens ont rasé leurs forêts depuis longtemps déjà. En 2021, le Brésil, la République démocratique du Congo et la Bolivie figuraient dans le trio de tête des pays ayant perdu le plus de forêts. L’expansion de l’agriculture et de l’élevage, en particulier pour l’huile de palme, le bœuf et le soja, est un facteur déterminant en Amérique latine et en Asie, tandis que l’exploitation du bois et les incendies de forêt en constituent les principales causes dans les forêts boréales.

Certains produits que nous aimons consommer sont souvent liés à la déforestation. La production de cacao, d’arachides et de café a entraîné la disparition de forêts à grande échelle dans certaines régions.

Des exemples encourageants

Lors de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26) qui s’est tenue à Glasgow en 2021, de nombreux dirigeants ont promis d’arrêter et d’inverser la déforestation d’ici la fin de la décennie, et leur promesse concernait plus de 90 % des forêts de la planète. Mais cette promesse sera difficile à tenir : au moins 130 milliards de dollars (environ 118 milliards d’euros) par an seraient nécessaires pour protéger les zones les plus menacées de la forêt tropicale d’ici à 2030, soit plus de 50 fois le niveau de financement actuel.

Il existe pourtant des raisons d’espérer. Certains pays, comme le Gabon et le Guyana, ont réussi à conserver leurs arbres. Ces deux pays n’ont perdu qu’environ un pour cent de leur couvert forestier au cours des vingt dernières années.

Nous ne parviendrons pas à limiter le réchauffement de la planète ni à ralentir la disparition de la biodiversité sans protéger les forêts

Autre exemple encourageant : le Costa Rica. C’est le seul pays tropical à avoir stoppé et inversé le phénomène. Dans les années 1970 et 1980, la déforestation a connu un rythme effréné. Les forêts ne couvraient plus qu’un tiers du pays, contre les trois quarts du territoire quelques années auparavant. À partir de 1996, une politique drastique consistant à subventionner les citoyens pour qu’ils préservent les forêts a changé la donne. Le Costa Rica est aujourd’hui en passe de retrouver un couvert forestier de 60 %.

Changement de cap

Vanté par beaucoup comme une solution au changement climatique, le système d'échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre contre des crédits carbone n’a pas réellement fait la preuve de son efficacité.

L’intérêt des grandes entreprises et des gouvernements pour la plantation d’arbres fait débat et a produit des résultats mitigés : le simple fait de planter quelques arbres ne pourra jamais reconstituer la diversité de la vie d’une forêt naturelle, et on ignore souvent le taux de survie de ces jeunes arbres. Donner de l’espace aux forêts pour qu’elles se développent et se régénèrent naturellement est probablement la meilleure solution, mais il s’agit d’un processus lent.

Par ailleurs, une enquête récente menée par les journalistes de The Guardian, Die Zeit et SourceMaterial a révélé que ce mécanisme de financement, dont le but est d’apporter des fonds privés pour protéger la forêt primaire, semble n’avoir provoqué un réel évitement de la déforestation que dans un nombre très restreint de cas. 94 % des crédits n’auraient eu aucun effet sur la lutte contre le changement climatique.

De nombreux experts forestiers affirment que seul un changement de mentalité dans notre manière de traiter les forêts pourra changer la donne. Dans ce domaine, les populations autochtones montrent depuis longtemps le chemin. Alors que ces populations ne représentent que 5 % des humains, leurs terres abritent 80 % de la biodiversité mondiale.

Kawsak Sacha, littéralement « forêt vivante », est un projet du peuple Kichwa de Sarayaku, en Amazonie équatorienne. Il met en avant une vision alternative de l’humanité vivant aux côtés de la nature et garantissant la survie des forêts pour les générations futures. Il s’agit de placer la forêt au cœur des systèmes économiques et sociaux, de créer des zones exemptes de toute exploitation extractive et de garantir les droits des humains et de la nature.

« Dans ce projet, tout est reconnu comme un être vivant, et cela dépasse ce que nos yeux sont capables de voir dans la forêt tropicale amazonienne et partout ailleurs, explique Nina Gualinga, militante écologiste originaire de Sarayaku. Cela peut sembler incompréhensible et éloigné de la réalité pour beaucoup, mais je pense que c’est ce qu’il faut faire. »

L'appel de la forêt
Le Courrier de l'UNESCO
juillet-septembre 2023
UNESCO
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