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La Villa Ocampo, œuvre maîtresse de Victoria

Construite à la fin du XIXe siècle à San Isidro, au nord de Buenos Aires, la Villa Ocampo est bien plus qu’une résidence bourgeoise de la Belle époque. Elle bruisse encore de l’écho des conversations des nombreux artistes qui y ont séjourné à l’invitation de la légendaire maîtresse des lieux : Victoria Ocampo. Léguée à l’UNESCO en 1973, cette maison est aujourd’hui un lieu culturel ouvert au public.
 L’Observatoire UNESCO Villa Ocampo
Villa Ocampo à livre ouvert
Le Courrier de l'UNESCO
Novembre 2023
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Natalia Páez
Journaliste argentine

Chaque année en novembre, dans les dernières années du XIXe siècle, la famille Ocampo au complet se rendait à la gare du Retiro, à Buenos Aires, pour prendre le train en direction de San Isidro, à une vingtaine de kilomètres au nord de la capitale. Le cortège d’une vingtaine de personnes comprenait notamment les préceptrices des filles et les domestiques, chargés d’entretenir le mobilier, la demeure, les étables, le poulailler, les écuries et les jardins.

À leur arrivée, ils traversaient en calèche un bois épais de cinq kilomètres, laissant derrière eux l’estuaire et un paysage de roseaux à plumes, puis cheminaient jusqu’à Beccar, où se dresse la Villa Ocampo. Cette maison, que le père de Victoria fit construire sur un terrain de dix hectares, faisait office de résidence d’été pour la famille. Elle y séjournait chaque année jusqu’au mois de mars, à l’approche de l’automne austral.

À cette époque, San Isidro était une petite bourgade située au bord du fleuve le plus large de la planète : le Río de la Plata. Les familles traditionnelles de Buenos Aires venaient y passer la belle saison. Lors de l’inauguration de la Villa Ocampo, cela faisait à peine trente-huit ans que cette vaste étendue de terre, délimitée à l’ouest par les sommets andins et à l’est par l’océan Atlantique, s’appelait la République argentine.

La construction de la maison coïncide pratiquement avec la naissance, en avril 1890, de l’aînée des six filles : Victoria. Et de fait, l’histoire de cette bâtisse, classée monument historique national en 1997, se confond avec la destinée de celle qui allait devenir l’une des figures les plus influentes du milieu culturel argentin du XXe siècle.

Vies multiples

Écrivaine, essayiste, traductrice, philanthrope et mécène, Victoria Ocampo eut mille vies. Femme libre, insaisissable, y compris aux yeux de sa propre famille, elle fut aussi une pionnière du féminisme. Elle fut parmi celles qui initièrent, en 1936, l’Union des femmes argentines. Femme engagée, elle combattit le fascisme et milita en faveur du droit de vote des femmes.

Femme libre et engagée, Victoria Ocampo était l’une des figures les plus influentes du milieu culturel argentin du XXe siècle

Mais son engagement fut aussi, surtout, littéraire. En 1931, elle fonda la revue Sur, à laquelle contribua notamment l’illustre écrivain argentin Jorge Luis Borges, ainsi que d’autres auteurs majeurs comme Ernesto Sábato, Ezequiel Martínez Estrada, Adolfo Bioy Casares, ou encore sa sœur cadette, l’immense écrivaine Silvina Ocampo.

Grande voyageuse, elle fit de la Villa Ocampo sa résidence principale en 1941, elle était alors âgée d’un peu plus de 50 ans. Comme un livre ouvert, la villa raconte son histoire, depuis l’enfance jusqu’à sa mort à 88 ans, en 1979.

On retrouve Victoria dans la salle du premier étage où, enfant, elle étudiait le français et l’anglais avec ses préceptrices. Depuis le balcon qui donne sur le fleuve, on l’imagine rêver confusément d’un destin affranchi des conventions de sa classe. Victoria adolescente est présente dans la salle de musique sous la forme d’un portrait signé par l’artiste français Dagnan-Bouveret (1910). On retrouve aussi son empreinte, bien sûr, dans l’imposante bibliothèque constituée de plus de cent mètres d’étagères.

L’Observatoire UNESCO Villa Ocampo
La salle de musique et son piano Steinway, sur lequel jouèrent le compositeur russe Igor Stravinsky ou le pianiste Arthur Rubinstein.

Lieu mythique

Victoria Ocampo réussit à transformer une maison du XIXe siècle en un lieu mythique. Elle le remplit d’objets rapportés de ses voyages et modernisa son intérieur de style victorien, avec ses murs sombres et ses peintures inspirées de l’Antiquité.

Chacune des nombreuses pièces que compte la maison porte son empreinte. À l’image de la salle de musique, qu’elle fit peindre en blanc, où sont exposés des objets comme ces armoires chinoises laquées dotées de verrous en bronze. Un piano Steinway, sur lequel jouèrent le compositeur russe Igor Stravinsky ou le pianiste Arthur Rubinstein, y trône en majesté.

La salle à manger, avec sa table de seize couverts, ses chaises rustiques cannelées et ses lampes de style Bauhaus choisies par Victoria, raconte à elle seule l’animation, les dîners et réceptions qui rythmèrent souvent la vie de cette maison de vacances. Dans l’aile sud, la hauteur sous plafond et l’épaisseur des murs de la villa, qui fut pensée pour l’été, retiennent la fraîcheur. Chaque pièce a donc été équipée d’une cheminée en marbre, permettant de surmonter les nuits rafraîchies par le souffle humide du fleuve.

Projet de vie

C’est au rez-de-chaussée que Victoria recevait ses amis. Un buste d’elle, portant chapeau et foulard de soie, semble continuer à régner sur son monde. On dit que le salon du rez-de-chaussée accueillait les débats ainsi que les réunions littéraires. Selon Ernesto Sábato, certaines discussions pouvaient y durer de six à huit heures…

Lieu de résidence à l’écart du tumulte de la capitale, trait d’union avec l’enfance, la Villa Ocampo devint au fil des ans l’incarnation même du projet de vie de Victoria : un creuset intellectuel où se croisèrent de grands artistes et penseurs de son temps, et le point de départ d’une conversation entretenue par des créateurs venus du monde entier.

La Villa Ocampo devint un creuset intellectuel où se croisèrent quelques-uns des plus grands créateurs du XXe siècle

Borges y avait ses habitudes. L’architecte Le Corbusier, les écrivains Graham Greene, Saint-Exupéry, Federico García Lorca, Octavio Paz, Albert Camus ou Rabindranath Tagore y séjournèrent, pour quelques heures, plusieurs semaines parfois. « Je vois la Villa Ocampo comme un lieu qui nous appartient et qui appartient aussi à ceux qui viennent avec une contribution précieuse ; je la vois comme un lieu où des hommes passionnés par les mêmes études pourront discuter de leurs expériences, échanger des idées, comparer, recevoir et donner », écrivait Victoria.

L’Observatoire UNESCO Villa Ocampo
Le salon où Victoria Ocampo recevait ses nombreux hôtes.

Poursuivre le dialogue

C’est pour que l’esprit qu’elle insuffla à cette maison ne s’éteigne pas avec elle que Victoria Ocampo, qui connaissait Julian Huxley, premier Directeur général de l’UNESCO, décida, en 1973, avec sa sœur Angélica, de léguer sa maison et son œuvre à l’agence onusienne dédiée à la science, la culture et l’éducation. Son amitié avec André Malraux, ministre français de la Culture entre 1959 et 1969, n’est pas étrangère à ce geste.

Rénovée en 2003, la Villa Ocampo a été restaurée dans le respect du lieu voulu et habité par Victoria Ocampo, jusqu’au papier peint de la salle de bains. Ouverte au public depuis 2006, elle est à la fois une maison historique, un laboratoire d’idées, de réflexion et de créativité, un lieu de concerts et de rencontres et un centre de documentation. Encore aujourd’hui, elle poursuit le dialogue interculturel initié de son vivant par Victoria.

« La concordance des valeurs de Victoria Ocampo et des principes de l’UNESCO a justifié la donation de la maison par les sœurs Ocampo. Nous contribuons activement à la promotion et à la préservation de l’héritage de Victoria, en encourageant le dialogue, la collaboration multilatérale, et en servant de plateforme pour promouvoir les réflexions et les actions dans des domaines importants tels que la diversité culturelle, le développement durable, l’éducation, la science, la communication et la culture », précise Alcira Sandoval Ruiz, chargée du programme Culture au bureau de l’UNESCO à Montevideo, dont dépend la Villa.

« La plus grande fierté de ma maison, c’est d’avoir accueilli des hommes comme lui (Albert Camus), assis au soleil, dans un fauteuil en osier, ou près de la cheminée, une tasse de café à la main », écrivit un jour Victoria Ocampo. « Je ne collectionne ni les tableaux de valeur, ni les livres rares, ni les objets exotiques en argent, etc. Je n’ai collectionné que des bruits de pas et des voix. »

La Villa Ocampo en chiffres

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Plus d’information sur le compte Instagram @villa_ocampo

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novembre 2023 - HORS-SÉRIE
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