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Juliette Binoche et Marie-Monique Robin : « Il est trop tard pour être pessimiste »

Si nous ne faisons rien pour lutter contre la destruction des écosystèmes, il est évident que nous risquons de voir émerger des pandémies comme celle de COVID-19. C’est ce que révèle le dernier documentaire de la journaliste d’investigation Marie-Monique Robin (tiré de son livre éponyme), « La fabrique des pandémies ».

Lors de l'avant-première exceptionnelle du film au siège de l’UNESCO à Paris, le 22 avril, Le Courrier de l’UNESCO a eu l’occasion de s’entretenir avec la réalisatrice Marie-Monique Robin et l’actrice Juliette Binoche.
Marie Monigue

Entretien réalisé par Mila Ibrahimova

Plusieurs études et scientifiques ont montré le lien entre la disparition de la biodiversité et l’émergence de maladies. Pourquoi pensez-vous que nous n’avons pas été attentifs à ces signaux d’alarme ?

Marie-Monique Robin : Pour mon livre et mon documentaire La fabrique des pandémies, j’ai recueilli les témoignages de 62 scientifiques qui tirent la sonnette d’alarme depuis de très nombreuses années. On dénombre en effet des centaines d’études montrant le lien entre la disparition de la biodiversité et l’émergence de maladies infectieuses. Les scientifiques que j’ai interrogés sont issus de disciplines très différentes : ils sont parasitologues, virologues, biologistes, écologues. Ils ont mis en évidence les principaux facteurs qui sous-tendent cette émergence, à savoir la déforestation, notamment dans les zones tropicales, l’élevage intensif et la mondialisation. Par exemple, lorsque nous abattons des arbres, nous permettons aux agents pathogènes transportés par les animaux sauvages d’entrer en contact avec les humains, ce qui peut provoquer ce que nous appelons une « propagation ». Alors pourquoi avons-nous ignoré ces faits scientifiques ? Je pense que la valeur de la biodiversité, qui est la maison commune de tous les organismes vivants sur cette très belle planète bleue, est vraiment minorée, rabaissée et sous-estimée. Nous ne nous sommes pas vraiment rendu compte de l’importance de ce que les écosystèmes et la biodiversité, notamment les forêts tropicales, apportent à l’humanité.

Qu’est-ce qui vous a incitée à participer à ce documentaire ?

Juliette Binoche : C’est son sujet, qui est de comprendre le lien entre la destruction de la biodiversité et les pandémies. C’est également Marie-Monique Robin, qui en est la réalisatrice. J’avais vu certains de ses films documentaires, et c’est une journaliste d’investigation extraordinaire. Vous savez, j’ai dû la convaincre pour participer au documentaire, car elle ne pensait pas que j’allais voyager autant avec elle pour rencontrer tous ces scientifiques. Mais une fois qu’elle a été convaincue, j’ai été enthousiasmée de faire le tour du monde et de réaliser des entretiens avec ces scientifiques qui sont des écologues de la santé.

J’avais le sentiment que la biodiversité était une question fondamentale très peu connue comparée au changement climatique.

Marie-Monique Robin

Comment les films documentaires sur l’environnement peuvent-ils avoir un effet sur la protection de la biodiversité ?

Marie-Monique Robin : Je réalise des films et écris des livres depuis 40 ans, et mon objectif a toujours été de faire connaître des arguments scientifiques sérieux à un public large – ce qui inclut évidemment les institutions, les gouvernements, les associations, ainsi que les citoyens – afin qu’il puisse agir. J’avais le sentiment que la biodiversité était une question fondamentale très peu connue comparée au changement climatique. Nous avons réuni 32 partenaires : les chaînes de télévision qui vont diffuser le film, l’UNESCO, des organismes de recherche comme l’Institut de recherche pour le développement (IRD), ainsi que des ONG, des fondations, l’université Emory d’Atlanta, et de nombreux citoyens qui ont participé à un financement participatif. Nous l’avons fait parce que nous nous sommes dit que ce film doit être utile ; les gens doivent pouvoir se l’approprier et en débattre. En France, mais aussi dans le monde entier, des personnes se mobilisent pour protéger la biodiversité. On ne les entend pas souvent, et elles ont aussi besoin d’outils.

Quel était votre objectif avec ce documentaire ?

Marie-Monique Robin : Il s’agit de scientifiques qui dialoguent avec une artiste, Juliette Binoche, qui est une sorte de guide, notre Candide… l’objectif étant que le film devienne un outil d’éducation, au sens large du terme. J’ai réalisé des films et j’ai écrit des livres qui ont eu un grand retentissement, et je pense qu’ils arrivent parfois au bon moment et correspondent à un besoin. Je l’ai constaté avec le livre que j’ai écrit avant le film (La fabrique des pandémies), qui a eu beaucoup de succès car les gens ont besoin de comprendre ce qui se passe. « Est-ce une fatalité ? », se demandent-ils. Non, ce n’est pas une fatalité, car lorsque les scientifiques démontrent qu’il existe des causes à l’émergence des maladies infectieuses, eh bien il doit être possible d’agir sur ces causes. Alors oui, j’espère que ce film sera utile.

J’ai été fascinée par un mécanisme particulier, l’« effet dilution » que l'on mentionne dans le film.

Juliette Binoche

Qu’avez-vous appris de votre engagement en faveur de la biodiversité ?

Juliette Binoche : D’une certaine manière, il s’agit plus de reconnaître que d’apprendre. Reconnaître ce qui vous semble juste lorsque vous écoutez des personnes qui connaissent les mécanismes de la biodiversité – cela devient alors « Oui, bien sûr, ceci est ceci à cause de cela » et un sens logique est donné à la façon dont tout cela se produit. Ces scientifiques sont également de très bons professeurs, car j’étais complètement ignorante ; ils ont dû m’expliquer les choses très lentement afin que je puisse comprendre chaque étape de ces mécanismes. Marie-Monique avait également écrit un livre avant que nous voyagions et rencontrions ces scientifiques, dans lequel tout cela est très bien développé et expliqué. Ce livre a été une très bonne référence pour moi : je pouvais y revenir et poser des questions à Marie-Monique. Je pense que cela constitue l’une des qualités spécifiques de ce film.

Vous avez parcouru le monde pour tourner ce documentaire. Qu’avez-vous appris des personnes que vous avez rencontrées en chemin ?

Juliette Binoche : J’ai été fascinée par un mécanisme particulier, à savoir l’« effet dilution » mentionné dans le film. Cet effet nous permet de comprendre pourquoi la diversité des espèces est importante pour assurer un équilibre entre les prédateurs et les « animaux invisibles ». Cet « effet dilution » nous protège, alors que si on fragmente les forêts, les animaux n’ont plus l’espace pour y vivre, n’ont plus la nourriture dont ils ont besoin, sont stressés… et un mécanisme s’enclenche alors, par lequel les virus apparaissent. Alors évidemment, c’est plus complexe que ce que je viens d’expliquer, mais c’est l’un des grands principes que les scientifiques de la santé expliquent dans le film. Les Nations Unies ont créé « Une seule santé », approche conçue pour inviter différents experts, ainsi que des personnes qui ne sont pas nécessairement des scientifiques mais qui sont sensibles à l’humain, aux animaux et à leur environnement, à échanger leurs connaissances pour que nous progressions et ayons une vision plus mondiale, plus globale du vivant.

Nous sommes au milieu de la sixième extinction de masse.

Marie-Monique Robin

Est-il encore possible d’agir et si oui, comment ?

Marie-Monique Robin : Bien sûr, nous devons espérer qu’il est encore temps d’agir ! D’ailleurs, si je ne le pensais pas, je pense que cela ne vaudrait plus la peine de faire ce genre de film. Je dois dire que j’ai beaucoup voyagé au cours des 40 dernières années ; et franchement, nous sommes dans une situation d’urgence dont nous devons vraiment être conscients. Le dernier rapport du GIEC nous apprend qu’il ne nous reste que trois ans pour agir. Pour ce qui est de la biodiversité, nous sommes au milieu de la sixième extinction de masse, et permettez-moi de vous rappeler que la dernière, la cinquième, a eu lieu il y a 65 millions d’années ! Vous rendez-vous compte de ce que nous, les êtres humains, sommes capables de faire en quelques millénaires ? Nous devons donc agir. Il est trop tard pour être pessimiste ; nous devons nous dire que nous allons y arriver.

Que pouvons-nous faire en ce sens ?

Marie-Monique Robin : Il est absolument nécessaire de convaincre la population qu’il est urgent d’agir, et d’agir par des mesures visant à protéger le climat, la biodiversité et la santé dans une vision globale et mondiale. Cela signifie par exemple que nous ne devrions plus importer de soja génétiquement modifié d’Argentine, qui peut arriver dans le port de Lorient en Bretagne pour ensuite nourrir les porcs des élevages intensifs bretons ; lorsque nous faisons cela, nous contribuons évidemment à la déforestation en Argentine. Je l’ai filmée et j’ai été témoin des conséquences et perturbations climatiques. Plus important encore, nous devons repenser la gouvernance ; nous avons vraiment besoin que les organisations internationales retrouvent leur importance, car si nous voulons cette vision globale qui rétablit le lien entre la santé des écosystèmes, la santé des animaux sauvages et celle des humains, nous avons besoin de lieux où nous pouvons développer cette vision commune.

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UNESCO
juillet-septembre 2021
UNESCO
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