Idée

Stimuler le débat sur les futurs de l’éducation : entretien avec Stefania Giannini

Depuis la publication par la Commission internationale sur Les futurs de l’éducation en novembre 2021 du rapport phare de l’UNESCO, Repenser nos futurs ensemble : un nouveau contrat social pour l’éducation, la discussion mondiale sur la transformation de l’apprentissage pour répondre aux besoins de l’humanité et de la planète s’est poursuivie.
La Sous-Directrice générale pour l’éducation de l’UNESCO, Stefania Giannini, a donné un entretien à ce sujet qui a été publié dans le quotidien portugais Diario de Notícias le 15 décembre 2023.
Stefania Giannini

Le rapport « Repenser nos futurs ensemble : un nouveau contrat social pour l’éducation » vise à réinventer « nos relations entre individus, avec la planète et le vivant, ainsi qu’avec les technologies ». Au vu de cet objectif, pensez-vous qu’il est possible de passer de l’imagination à la réalisation dans le contexte actuel où se trouve le monde ? 

Je pense que nous n’avons pas le choix. Nous devons construire de toute urgence des systèmes éducatifs qui rééquilibrent ces relations. Les règles qui régissent actuellement notre monde, fondées sur la concurrence et les jeux de pouvoir, entraînent des conflits, un recul de la démocratie, des discours de haine et entravent toute action collective face au changement climatique. L’éducation fait partie intégrante de la solution, mais elle a besoin d’être transformée. Malheureusement, les modèles éducatifs actuels encouragent souvent la concurrence et une mentalité du « nous contre eux ».

La coopération sera essentielle pour relever les défis du siècle actuel, et elle peut être favorisée dès l’enfance, lorsque les enfants apprennent à résoudre des problèmes ensemble et à se comprendre mutuellement. L’esprit d’équipe, la créativité et l’empathie sont les compétences dont nous avons besoin pour façonner un meilleur avenir. 

Ce ne sera pas facile : les systèmes éducatifs évoluent lentement. Mais il y a un passage inspirant dans le rapport, qui affirme que nous pourrons nouer un nouveau contrat social grâce à des millions d’actions individuelles et collectives – des actes de courage, des actes qui inspirent, des actes de créativité et des actes d’attention. Le rapport nous adresse ce puissant message : il nous faut apprendre à prendre soin.

Selon vous, quels sont les plus grandes possibilités de transformation et les plus grands freins à la mise en œuvre des lignes directrices du rapport sur les futurs de l’éducation ? 

Le rapport n’est pas un plan d’action, mais il donne à voir où nous voulons en être d’ici 2050. Plus que d’essayer de tracer un seul chemin, il imagine plusieurs futurs, au pluriel. 

Il identifie ainsi plusieurs avenirs possibles et désirables et reconnaît qu’il existe une grande variété de modes de connaissance et de vie. Je suis convaincue que c’est cette grande variété qui représente la plus grande possibilité de transformation. 

Le plus grand frein est la résistance au changement dont font preuve des acteurs clés. Je fais par là référence aux gouvernements, mais aussi aux établissements d’enseignement eux-mêmes, qui se laissent souvent distraire par d’autres priorités et ont manifestement du mal à maintenir l’éducation en tête des priorités politiques. 

Dans ses conclusions, le rapport indique qu’« en l’espace d’une génération, nous pouvons transformer les systèmes éducatifs » (d’ici 2050), et souligne qu’il faut « financer l’éducation là où elle est menacée ». Quel modèle de financement devrait être adopté ? 

Ce sont les États qui ont la responsabilité première du financement et de la garantie du droit à l’éducation.Depuis 2015, les États Membres de l’UNESCO ont convenu de financer l’éducation à hauteur de 4 % à 6 % de leur PIB ou de 15 % à 20 % de leurs dépenses publiques. Cependant, la plupart des pays ne sont pas encore à ce seuil, qui nécessite souvent des réformes fiscales progressives pour être atteint. Les investissements doivent se concentrer sur les plus vulnérables, sur ceux qui ont eu moins d’opportunités.

Mais une solidarité mondiale est aussi nécessaire. L’éducation est un bien commun mondial, et il est de notre responsabilité commune de garantir le droit à l’éducation pour tous. Comme nous disons à l’UNESCO, « tous, c’est tout le monde ». Évidemment, tous les pays ne disposent pas des mêmes ressources. Nos données montrent qu’il manque près de 100 milliards de dollars par an pour que les pays puissent atteindre leurs objectifs en matière d’éducation d’ici 2030. Investir dans les personnes est le meilleur investissement qui soit, et c’est pour cette raison que l’UNESCO exhorte tous les gouvernements et les décideurs politiques à respecter leurs engagements en la matière.

Nous sortons de près de trois ans de pandémie de COVID 19. Avant cela, plus de 260 millions d’enfants et d’adolescents n’étaient pas scolarisés. Pendant la pandémie, ils étaient 1,6 milliard à être privés d’éducation. Où en est l’éducation à la suite de cette crise sanitaire, qui s’est transformée en crise économique et sociale ? 

Le nombre d’enfants et de jeunes non scolarisés a augmenté de 6 millions depuis 2021 et s’élève désormais à 250 millions. Bien que cette hausse soit en partie liée à la tragique exclusion massive des filles et des femmes de l’éducation en Afghanistan, elle est aussi une des répercussions des perturbations économiques provoquées par la COVID 19, qui ont forcé de nombreux jeunes à travailler ou à se marier, sans pouvoir retourner en classe. Toutefois, ce n’est pas parce qu’un enfant est scolarisé qu’il apprend forcément quelque chose. Conséquence directe de la pandémie sur la qualité de l’apprentissage, nous estimons que 70 % des enfants vivant dans les pays les plus pauvres ne savent pas lire un texte simple à l’âge de 10 ans. On voit là l’ampleur de la crise de l’apprentissage, et le monde entier devrait prendre conscience de ses conséquences potentielles à long terme.

La pandémie a aussi mis en exergue le fait que les écoles ne sont pas seulement des lieux d’apprentissage. Ce sont en premier lieu des centres sociaux où les enfants commencent à socialiser et ont accès à des repas nourrissants, des installations sportives, des services de santé et bien plus encore. C’est pourquoi l’UNESCO a vivement plaidé pour que les écoles rouvrent aussi vite que possible.

Est-ce que le monde post-pandémie, et le contexte actuel de guerres, d’inégalités et d’asymétries, compromettent la mise en œuvre des lignes directrices et des objectifs établis par l’UNESCO pour 2030 dans le contexte de l’ODD 4 ? 

La COVID 19 nous a clairement fait prendre du retard dans la réalisation de notre objectif pour 2030. Pour l’atteindre, il faudrait qu’entre aujourd’hui et 2030, un enfant soit inscrit à l’école toutes les 2 secondes (soit 1,4 million d’enfants chaque année) et que les taux d’achèvement du cycle primaire progressent à un taux trois fois supérieur à celui d’aujourd’hui. 

Le mantra du Programme 2030 est « ne laisser personne de côté ». Pourtant, un tiers des enfants non scolarisés en primaire vivent dans des zones touchées par des conflits. Comparés à leurs pairs valides, les enfants handicapés ont 42 % moins de chances d’avoir des compétences de base en lecture et en calcul. Plus de 771 millions de personnes, dont deux tiers de femmes, n’ont toujours pas de compétences de base en lecture. 

Le combat serait-il perdu d’avance ? Je ne le pense pas, mais nous devons absolument redoubler nos efforts en matière d’investissement et d’innovation et placer l’inclusion au centre de la transformation de l’éducation.

L’UNESCO est déterminée à intensifier les efforts pour garantir l’égalité des genres par l’éducation, étendre l’accès à l’apprentissage numérique public et adapter l’éducation aux urgences climatiques et environnementales. Pouvez-vous nous donner quelques exemples du travail de l’UNESCO dans ces domaines ? 

Dans le monde, 118,5 millions de filles n’ont pas accès à l’éducation en raison d’obstacles comme la pauvreté, les mariages précoces et les contraintes exercées par les traditions. L’UNESCO est en faveur d’un changement systémique et souhaite notamment conseiller les législateurs nationaux pour garantir le droit à l’éducation des filles et des garçons ainsi que développer des méthodes d’apprentissage permettant d’éliminer les stéréotypes de genre. Nous accordons une attention particulière aux sciences, à la technologie, à l’ingénierie et aux mathématiques, car les filles et les femmes sont sous-représentées dans ces domaines.

En ce qui concerne l’apprentissage numérique, nous portons le débat mondial sur l’impact de l’IA générative sur l’éducation et la recherche. Nous venons d’ailleurs de publier le tour premier guide à l’intention des décideurs politiques, des éducateurs et des enseignants, ainsi que des apprenants, sur l’IA générative dans l’éducation et la recherche.

L’UNESCO joue également un rôle majeur dans la mise en avant de l’éducation au changement climatique dans le cadre plus large de l’éducation au développement durable. Nous sommes convaincus qu’aucune action climatique n’arrivera à faire face efficacement au changement climatique et à protéger la biodiversité sans un changement d’état d’esprit et de comportement à l’échelle individuelle. 

Cela m’amène à l’exceptionnel pouvoir transformateur de l’éducation. Nous devons fournir aux enfants et aux jeunes les connaissances, la sensibilisation et les compétences nécessaires pour relever les défis environnementaux actuels. Le récent lancement du Partenariat pour une éducation plus verte, coordonné par l’UNESCO, est une excellente occasion de renforcer les efforts en ce sens. Il mobilise déjà plus de 80 pays et 1 100 organisations. 

Le dernier « Rapport GEM sur les technologies dans l’éducation » (2023) pose une question pertinente : « Est-ce que les technologies démocratisent les connaissances, ou est-ce qu’elles mettent en danger la démocratie en permettant à quelques personnes de contrôler l’information ? » Avez-vous une réponse à cette question ? 

Le message principal du rapport GEM 2023 est que certaines technologies sont utiles à certains moments dans certains contextes et qu’elles doivent être intégrées aux systèmes éducatifs d’une manière qui bénéficie aux apprenants et aux enseignants.  En d’autres termes, les technologies doivent être soumises à nos conditions, et non orientées par le marché.

La radio, la télévision et l’internet peuvent aider à démocratiser les connaissances, mais le fossé numérique est toujours gigantesque : 40 % des écoles primaires dans le monde et la moitié de la population mondiale n’ont pas accès à l’internet. Les technologies nécessitent aussi d’acquérir les compétences adaptées. Seule la moitié des jeunes de 15 ans savent reconnaître une information biaisée et le manque d’éducation aux médias est un vrai défi pour la démocratie. 

Par ailleurs, une question clé est de savoir de quelles connaissances nous parlons. Sur 77 % des 1,8 milliard de sites que compte l’internet, seules 10 des près de 7 000 langues du monde sont utilisées, et 90 % de la bibliothèque numérique mondiale utilisée pour entraîner les IA génératives est en anglais. Les technologies risquent ainsi de réduire nos connaissances communes ainsi que notre diversité culturelle et linguistique. 

Dans un entretien que vous aviez donné en mai 2021 aux médias du Vatican, vous aviez indiqué que le métier d’enseignant était en crise, en ajoutant que la relation entre enseignant et élève est essentielle pour une éducation efficace et donc pour le développement. Quelles sont les conséquences immédiates de cette crise et quels sont les facteurs qui y contribuent ? 

Nous faisons actuellement face à une pénurie d’enseignants : il en manque 44 millions dans le monde. L’enseignement n’est plus une profession attractive. Le salaire et les conditions de travail sont des problèmes majeurs : à l’échelle mondiale, 6 pays sur 10 paient moins les enseignants d’école primaire que les autres professionnels aux qualifications similaires. De plus, près de 15 % des enseignants de primaire et de secondaire dans le monde ne sont pas pleinement qualifiés, et la situation est bien pire en Afrique subsaharienne et en Asie du sud.

Pour résoudre efficacement cette crise profonde de la profession enseignante, il faut prendre des mesures rigoureuses. Les parcours professionnels des enseignants devraient être améliorés par la formation continue, des ressources appropriées, la possibilité de guider librement l’apprentissage des élèves et une reconnaissance sociale du rôle central qu’ils jouent dans la société. Cela est indispensable si nous voulons continuer d’inspirer les générations futures. Le statut social des enseignants doit être revalorisé, car nous savons tous quelle différence ils peuvent faire dans la société. 

L’ouverture de l’éducation supérieure à un nombre croissant de personnes pose de nouveaux défis. Dans le même temps, nous observons des inégalités d’accès selon différents facteurs (le genre, la classe sociale, les croyances, les crises migratoires, etc.). Quel rôle l’UNESCO joue-t-elle dans la réduction de ces inégalités ? Quel sera à l’avenir le rôle des universités ? 

À l’échelle mondiale, le nombre d’élèves suivant un enseignement supérieur a plus que doublé ces deux dernières décennies pour atteindre 235 millions, et devrait encore doubler dans la décennie à venir. C’est une bonne nouvelle. Néanmoins, cette hausse importante entraîne son lot de difficultés. Si le taux d’inscription dans l’enseignement supérieur s’établit à 79 % en Amérique du Nord et en Europe, il est de 9 % en Afrique subsaharienne. Seuls 6 % des personnes réfugiées dans le monde sont inscrites dans un établissement d’enseignement supérieur. 

Premièrement, les modes traditionnels d’enseignement, principalement des programmes universitaires donnant un diplôme, doivent être repensés. Il est nécessaire de développer des modes d’apprentissage plus flexibles afin de répondre aux différents besoins des apprenants dans différentes sociétés. Je pense notamment aux formations techniques et professionnelles, à l’enseignement en ligne ou hybride ou à la formation continue en cours d’emploi. 

Deuxièmement, les systèmes d’enseignement supérieur peuvent, et doivent, contribuer au Programme mondial. En effet, les problèmes mondiaux sont interconnectés et requièrent des approches transversales, que ce soit en matière de disciplines, de régions géographiques et de systèmes de connaissances, y compris les savoirs autochtones. La Convention mondiale sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur de l’UNESCO fournit une infrastructure solide pour améliorer la mobilité étudiante et la coopération entre universités afin de rendre plus collaboratifs l’enseignement et la recherche.

Le budget de l’UNESCO (qui est plus petit que celui de certaines universités européennes) pourrait-il être un frein à la réalisation des objectifs définis par l’Organisation ? 

L’UNESCO est la sentinelle du monde : nous protégeons et promouvons le droit à l’éducation et nous préservons le patrimoine culturel, la biodiversité et la liberté d’expression. Notre mandat est d’instaurer la paix par l’éducation, la culture, la communication et les sciences naturelles et sociales. L’intelligence collective mobilisée par l’Organisation est très précieuse, c’est la « conscience » des Nations Unies.

Les modèles de financement ont évolué ces dernières années, ce qui a entraîné une hausse impressionnante des contributions volontaires (de 120 % ces quatre dernières années pour l’éducation). Cela montre que les donneurs et différents acteurs ont confiance en la capacité de l’Organisation à accomplir sa mission et sont engagés en faveur de celle-ci. C’est aussi le résultat d’un nouveau système de partenariats avec d’autres agences des Nations Unies, des organisations de la société civile, le secteur privé et nos États membres. Tout cela témoigne de la complexité croissante de l’élaboration de politiques et engendre de nouveaux modes de travail, plus flexibles.  Par exemple, ces dernières années, notre travail sur l’éducation dans les situations d’urgence s’est considérablement étendu afin de nous permettre de répondre aux besoins immédiats. Des partenariats innovants nous permettent aussi de faire avancer notre travail sur certaines des priorités que j’ai mentionnées tout à l’heure.

Revenons au rapport dont nous parlions en début d’entretien [Repenser nos futurs ensemble : un nouveau contrat social pour l’éducation]. Dans celui-ci, il est écrit qu’« à tous les niveaux – local, national, régional et mondial – [les gouvernements et les institutions publiques doivent s’engager] à dialoguer et à agir [...] pour repenser nos futurs ensemble ». Comment ces institutions peuvent-elles contribuer à cette réflexion sur l’avenir ? 

L’éducation ne se produit pas dans le vide et n’est jamais détachée du reste de la société. Elle a un impact sur les communautés, les entreprises, la société civile, et même, dans une certaine mesure, sur les relations internationales. Cela signifie que les discussions sur l’éducation ne peuvent pas non plus se faire dans le vide. Reconnaître la nature publique de l’éducation est une étape importante dans le lancement d’un dialogue sur la manière dont l’éducation doit être transformée pour façonner des futurs plus inclusifs et plus durables.

Cela fait trop longtemps que le point de vue dominant est que l’éducation devrait bénéficier à l’individu. Mais cela ignore le contexte plus large. Nos destins en tant qu’individus sont de plus en plus intimement liés. Qu’il s’agisse du changement climatique, des conflits armés, de l’insécurité alimentaire ou des mouvements migratoires, les répercussions de ces phénomènes peuvent tous nous toucher, même à des milliers de kilomètres de distance. Les décideurs et les professionnels de l’enseignement doivent donc s’ouvrir à d’autres domaines et d’autres secteurs. Ils doivent sortir de leur zone de confort et nouer des liens avec d’autres ministères nationaux, les autorités locales et les organismes intergouvernementaux régionaux. L’éducation est le chemin vers un monde plus juste et plus durable. Emprunter ce chemin ensemble demandera du courage, du leadership et de la créativité.

Cet article a été originellement publié le 15 décembre 2023 dans le quotidien portugais Diario de Notícias. Consulter l’article original en portugais