Idée

Des lieux de brassage et de citoyenneté

Un comptoir, quelques tables et la possibilité de consommer une boisson pour une somme modique : ce ne serait que cela un café ? C’est évidemment bien plus. On va au café pour faire des affaires, des rencontres, rêver ou travailler. Le temps y est moins contraint qu’ailleurs et les échanges libres. Tellement libres que les cafés ont suscité la méfiance des autorités religieuses et politiques dès leur apparition au XVIe siècle. Leur présence s’est pourtant imposée de Buenos Aires à Venise, d’Istanbul à Vienne, d’Addis-Abeba à Séoul. Fréquentés par la bohème artistique, prisés par les écrivains, certains établissements sont même devenus des lieux mythiques. S’ils sont aujourd’hui bousculés par l’arrivée de nouveaux acteurs mondialisés, l’évolution des habitudes des consommateurs ou l’irruption des écrans, les cafés restent des acteurs clés de la cité.
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par Jean-Michel Djian

Ce serait, d’après certaines études, la boisson la plus consommée au monde après l’eau. Pas moins de 150 millions de sacs en provenance d’Amérique du Sud, d’Afrique et du Vietnam circulent chaque année sur la planète. On estime que près de 100 millions de personnes vivent de cette boisson, parmi lesquelles les tenanciers de cafés, leurs sous-traitants et leurs salariés. L’économie mondiale du café représenterait à elle seule un marché de 17 milliards de dollars. 

Au fil des siècles, ce breuvage s’est fabriqué une réputation de boisson « tonique » capable, grâce à sa caféine, de maintenir « éveillé » et d’«échauffer » l’esprit, selon les mots du Dr Amédée Le Plé, auteur d’une Histoire scientifique du café (1877). Ce sont précisément ces vertus stimulantes qui suscitèrent la suspicion des autorités religieuses dans les pays arabes, où le commerce du café s’est d’abord répandu. 

Les échoppes où l’on pouvait déguster le qahwa se sont pourtant multipliées. Au début du XVIe siècle, on en comptait jusqu’à 2 000 dans la seule ville du Caire. À Constantinople (actuelle Istanbul), les hommes – la mixité n’étant pas de mise – se donnaient rendez-vous dans les « Cahué-Kané », sorte de boutiques réservées aux acheteurs mais aussi aux consommateurs. Au XVIIe siècle, ces lieux se propagent en Europe, en particulier à Londres, Marseille et Paris. 

En 1675, on compte en Angleterre plus de 3 000 « salles de café ». Mais elles sont vite perçues comme des lieux de contestation et d’opposition. Sur ordre du roi Charles II (1630-1685), elles sont fermées. Le principe de « la salle de café » perdure pourtant sous d’autres formes et attire une clientèle sans cesse plus nombreuse. Plus encore qu’une boisson, le café devient un lieu, puis un usage avant de devenir, dès le XVIIIe siècle, une pratique socioculturelle universelle intégrée à la cité.

Un zinc, quelques tables et des tasses 

Qu’est-ce qu’un café sinon quatre murs et un toit estampillé par la seule présence diffuse d’un arôme torréfié, de tasses, de soucoupes, et de petites cuillères qui traînent sur un zinc ou une table ? Notons au passage que ce lieu, dont le rôle n’a quasiment pas varié depuis le XVIIe siècle, fait l’objet d’un nombre étonnamment réduit d’études et de recherches.

Partout où il se sédentarise, le café devient le lieu par excellence de la rencontre. Il est le point de jonction paradoxal de la solitude et de la multitude ; le seul lieu privé qui offre à ses clients la liberté de parler, d’échanger, de lire ou d’écrire, voire de chanter ou de danser en échange de la seule obligation de consommer une boisson. Tous les cafés du monde répondent à cette définition.

En affirmant que « Le café est l’institution la plus solide de France », l’écrivain français Léon-Paul Fargue ne parlait pas seulement de ce nectar venu d’un caféier d’Éthiopie mais bien de ces lieux indéfinissables qui, par milliers, prennent racine dans les villes et les campagnes pour y grandir ou s’y maintenir depuis parfois un siècle. 

Il n’est pas surprenant que les artistes et les écrivains s’y trouvent à leur aise pour converser ou créer. Certains lieux, comme le Flore ou les Deux Magots dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés à Paris, sont indissociables de l'effervescence intellectuelle de l’après-guerre. Qui mieux que Claudio Magris à Trieste, Douglas Kennedy à New York, Zoé Valdès à La Havane, Stefan Zweig à Vienne ou Zola à Paris pour, dans leurs écrits, prendre fait et cause pour les cafés, raconter leur caractère éternel, fraternel et universel ? Il faut voir avec quelle fidélité les clients, riches ou pauvres, s’attachent à ces lieux, y construisent leur imaginaire social juste et s’y socialisent. « Le café demeure pour les indécrottables solitaires le seul moyen de ne pas le rester tout à fait », analysait l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma.

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Partie d'échecs dans un café du village de Buzet en Croatie

Un imaginaire et un décor

C’est l’enseigne qui fait le café, induit un état d’esprit. C’est l’adresse qui suggère un rendez-vous, suscite un imaginaire ou pose un décor. Le Griensteidl à Vienne, le San Marco à Trieste, le Café Riche au Caire, le Garota d’Ipanéma à Rio, le Procope à Paris ou le Pierre Loti à Istanbul ont été des nids d’agitation autant que des havres de paix ou des refuges pour les poètes avant que la légende ne s’en empare. 

Si le café n’est plus comme hier le lieu par excellence où partager des idées, en débattre, les agiter, il reste l’endroit le plus propice à la fabrique des opinions

Il existe beaucoup de non-dits dans un café, et pour cause : on ne sait pas vraiment ce que l’on va y trouver, y dire, quelle rencontre fortuite peut s’y produire. Si le café n’est plus comme hier le lieu par excellence où partager des idées, en débattre, les agiter puis les diffuser, il reste l’endroit le plus propice à la fabrique des opinions, qu’elles soient politiques, sportives ou artistiques. 

Impossible d’échapper au destin d’un café comme à ses rituels, même à l’heure où les ordinateurs et les téléphones portables tiennent souvent lieu de compagnie aux consommateurs. Aux nouvelles enseignes internationales correspondent désormais de nouvelles pratiques sociales mondialisées. De nouvelles exigences aussi. Les cafés d’aujourd’hui proposent une gamme de saveurs et d’origines infiniment plus vaste que les cafés d’autrefois. L’évolution du marché favorise parallèlement des marques pionnières, capables d’organiser une économie plus équitable entre petits producteurs et consommateurs.

Démocratie et art de vivre

C’est au XIXe siècle en Europe que le caractère convivial et commercial du café se fond dans l’idée de la démocratie, qu’il symbolise aussi un certain art de vivre libre en société. Il n’y a pas de censure dans un café, c’est un cadre imaginaire informel qui en fait un espace de liberté et de sociabilité, unique dans les annales de l’humanité.

Il n’y a pas de censure dans un café, l’espace de liberté et de sociabilité qu’il offre est unique dans les annales de l’humanité

Mais les cafés subissent aujourd’hui une métamorphose économique et sociale radicale, qui se traduit par la disparition de nombreux établissements. Cette tendance s’est accélérée depuis le confinement qu’a imposé la pandémie. Au Canada, au Japon, en Argentine ou en Allemagne, les contraintes sanitaires imposées par les autorités publiques ont provoqué des fermetures définitives. 

En France, il existait avant la crise sanitaire près de 30 000 cafés. Ils ne sont plus aujourd’hui que 20 000, soit trois fois moins qu’au milieu des années 1950, d’après le recensement de Josette Halégoi et Rachel Santerne, coauteures d’Une vie de zinc. Le bar, ce lien social qui nous unit. La faute au repli sur soi et à la désertification rurale principalement.

Aujourd’hui, les cafés des grands centres urbains changent de nature. L’individualisme, la configuration plus réduite des appartements, une certaine forme de gentrification ont laissé prospérer en leur sein un nouvel imaginaire contemporain. La musique et les écrans y ont fait leur entrée et la population étudiante y a pris ses quartiers. Ces deux phénomènes concomitants ne changent rien à ces lieux de vie qui ont toujours su s’adapter. Quelles que soient leurs métamorphoses sociétales, ils resteront des lieux de brassage et de citoyenneté actifs, créatifs et souvent joyeux. 

 

Jean-Michel Djian

Journaliste, écrivain, commissaire de l’exposition Café In au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille (France) en 2016. 

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