Idée

En Éthiopie, le café des origines

D’après la légende, c’est à un berger d’Abyssinie que l’on doit la découverte des vertus stimulantes du café. Historiquement, le breuvage, d’abord consommé par les seules populations musulmanes, a ensuite servi de trait d’union entre les différentes communautés du pays. Donnant lieu à une cérémonie très codifiée les jours de fête, le café est omniprésent dans le quotidien des Éthiopiens.
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par Éloi Ficquet

En Éthiopie, le café est un élément central de la vie quotidienne. Servi partout, en toute occasion, à un prix accessible, c’est un puissant facteur de convivialité et de lien social. Dans la capitale Addis-Abeba, comme dans chaque ville du pays, on peut le boire dans la rue, à même le trottoir, assis sur un petit tabouret, et échanger des nouvelles du voisinage. On le trouve aussi dans les hôtels luxueux destinés à la clientèle internationale, ou les aéroports, où sa préparation rituelle est mise en scène sur une petite estrade.

L’élégance recherchée dans les gestes, les habits et les ustensiles est aussi de mise dans chaque maisonnée, lorsque cette boisson est préparée pour les jours de fête. Les maîtresses de maison y affirment leur savoir-faire, et les jeunes femmes y trouvent aussi l’occasion d’être remarquées. Les rues des villes et des villages sont alors emplies de la fumée odorante du café torréfié à la maison. Cette odeur se mêle aux émanations d’encens. Le café est en effet tellement irrésistible qu’il est réputé attirer les génies invisibles, apaisés par les vertus purifiantes de l’encens. Des herbes fraîches et des fleurs sont éparpillées au sol, en guise de bienvenue. Les parents, voisins et amis s’invitent dans la maison en apportant des sachets de sucre ou d’épices qui entreront dans la décoction. Des grains grillés ou du popcorn salé sont apportés comme encas.

Trois services successifs

Le premier acte du cérémonial consiste pour chaque convive à attirer à ses narines, par un petit mouvement de la main, la fumée qui se dégage des grains grillés. La cafetière dite djebena, en terre cuite, présentant un ventre rond et un long col, est remplie d’eau et mise sur le feu. Pendant ce temps les grains sont pilés dans un mortier. La mouture est ensuite collectée au creux de la main puis versée dans la cafetière et remise à bouillir quelques instants. Sur les hautes terres d’Éthiopie, à 2 500 mètres d’altitude, l’eau bout à 91 °C, soit la température idéale pour conserver tous les arômes.

Une fois prêt, le breuvage noir est versé de haut et sans éclaboussures dans des petites tasses sans anse à bord évasé, disposées sur une table basse spécialement conçue pour cet usage. Un premier service est accompli, en proposant d’abord aux personnes les plus âgées et les plus respectables parmi les convives. Pour amplifier le goût, du sucre peut être ajouté, ou bien une pincée de sel, en particulier dans les districts ruraux où le sucre est rare et onéreux. Faire tremper une brindille de la plante aromatique tenadam (littéralement « santé d’Adam ») est aussi fort apprécié. Après ce premier service, de l’eau est versée sur le marc déposé au fond de la cafetière, mise à chauffer à nouveau pour un deuxième service. Enfin, au bout de quelques heures, un troisième service conclut la cérémonie.

Chacun de ces trois services successifs est désigné par des mots empruntés à la langue arabe : abol, tona et baraka, signifiant respectivement premier, second et bénédiction. Ces traits linguistiques sont la trace d’usages religieux. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la consommation du café était interdite aux Éthiopiens chrétiens. Seuls les musulmans pouvaient en boire. L’Éthiopie ne présentait pas alors les frontières d’aujourd’hui. Le royaume chrétien était concentré dans les montagnes. En s’agrandissant vers les basses plaines, il absorba des territoires gouvernés par des autorités musulmanes. Il s’agissait de former une barrière protectrice contre l’expansionnisme colonial européen.

Un enjeu économique et politique

C’est dans ce contexte que la nation moderne d’Éthiopie s’est formée. Le café représentait alors un double enjeu. D’une part, sur le plan économique, il fallait consolider l’indépendance politique par le développement des exportations. Le caféier pousse bien en Éthiopie, c’est la terre et le climat d’où cette plante est originaire. D’autre part, sur le plan sociétal, il fallait unir une population divisée. En consommant publiquement du café, l’empereur Ménélik, qui régna de 1889 à 1913, encouragea ses sujets chrétiens à faire de même, non seulement pour stimuler le marché intérieur (de nos jours, 40 % de la production éthiopienne de café est consommée localement) mais aussi pour fonder une nation commune et pacifiée.

Devenue emblématique de l’art de vivre éthiopien, la cérémonie du café trouve ses origines dans la mystique musulmane soufie

Devenue emblématique de l’art de vivre éthiopien, la cérémonie du café trouve ses origines dans la mystique musulmane soufie. Aujourd’hui encore dans les cercles de prière soufis, la préparation du café intervient à plusieurs moments de la célébration. Les ustensiles du rituel, la cafetière, le brûle-encens, la tablette porte-tasses sont considérés comme des vecteurs de la puissance spirituelle désignée par la notion de baraka. Ce flux de bienfaits s’exprime au moment de servir le café, par des paroles de bénédiction prononcées par le responsable du culte. Ce sont de véritables improvisations poétiques qui imprègnent le café et sont absorbées par chacun des participants, pour fortifier les liens de fraternité et d’amitié qui les rassemblent.

Polémique sur les effets du qahwa

De telles codifications rituelles du café remontent au XVe siècle de l’ère commune, quand ce produit provenant des forêts de montagne du sud de l’Éthiopie a été découvert et popularisé au Yémen. Cette substance aux effets stimulants a d’abord été adoptée par les membres de la voie mystique de la Shâdhiliyya, instituée en Tunisie puis en Égypte au XIIIe siècle.

Voyant dans ce produit nouveau le meilleur adjuvant à leurs exercices spirituels, ils commencèrent à en promouvoir l’usage. Cependant, dans les premières décennies de la propagation de la consommation du café en Arabie, puis en Égypte, en Türkiye et à travers tout l’espace impérial ottoman, les polémiques furent vives. Certains juristes considéraient que l’excitation procurée par le qahwa était de nature similaire à l’ivresse produite par le vin, prohibé en islam.

En Arabie du XVe siècle, les rassemblements autour du café, lieux d’expression d’une parole libre, étaient considérés avec suspicion par les autorités

Les rassemblements autour du café, lieux d’expression d’une parole libre, étaient aussi considérés avec suspicion par les autorités. Néanmoins, le bien-être procuré par ce breuvage, notamment son rôle d’amplification des capacités de raisonnement, a fait de son succès un phénomène irrésistible, débordant les réactions conservatrices. C’est avec le même engouement qu’il a commencé à se répandre en Europe à partir du XVIIe siècle, devenant essentiel à l’essor de la modernité.

Ces étapes de l’histoire originelle du café se retrouvent dans une légende bien connue. La nuit tombée, un berger observe l’excitation anormale de son troupeau de chèvres (ou de chameaux selon les versions). Il s’en inquiète et expose son problème au supérieur d’un ordre religieux. Ce dernier mène l’enquête et identifie un arbuste à baies rouges comme la cause de l’agitation. Il en vérifie les effets sur lui-même en extrayant le principe actif de la plante par décoction. Enthousiasmé par cette découverte, il incite ses confrères à faire de même, pour prier avec ferveur jusqu’au cœur de la nuit.

Depuis le premier traité sur le café publié en Europe en 1671 par Faustus Nairon, un religieux formé au Collège maronite de Rome, ce récit associant le café à des chèvres joyeuses a été repris et adapté sous de multiples formes, devenant l’emblème de nombreux torréfacteurs indépendants à travers le monde. On peut y lire à la fois la dimension populaire de cette boisson, ses codifications religieuses sous-jacentes ainsi que les activités savantes qu’elle encourage.

Éloi Ficquet

Anthropologue, historien et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.

Le berceau du café sauvage

Depuis 2010, la zone de Kafa fait partie du Réseau mondial des réserves de biosphère. Située à quelque 460 km au sud-ouest d'Addis-Abeba, la capitale, la réserve de biosphère de Kafa est le berceau du café Arabica sauvage. Près de 5000 variétés sauvages de la plante sont répertoriées dans ce haut lieu de la biodiversité.

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