<
 
 
 
 
×
>
You are viewing an archived web page, collected at the request of United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) using Archive-It. This page was captured on 21:47:13 Aug 23, 2016, and is part of the UNESCO collection. The information on this web page may be out of date. See All versions of this archived page.
Loading media information hide

UNESCO Banner

ISSN 1993-8616

2009 - numéro 9

Un mur s’écroule, un monde naît

eclairage01_250.jpg

© A. Kourkov
Andreï Kourkov dans son "atelier", un appartement qui sert de lieu de travail à Kiev.

« Un pays en construction représente les mêmes dangers pour sa population qu’un chantier de bâtiment pour des enfants laissés sans surveillance », déclare Andreï Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe réputé pour son regard lucide sur la société post-soviétique. Il commente ici les événements de la fin des années 1980 et la révolution orange, mais aussi l’actualité.


Auteur de 15 romans dont près de la moitié sont traduits en langues étrangères, Andreï Kourkov, né en 1961 en Russie, a également signé sept livres pour enfants. Son roman Le Pingouin, paru en Ukraine en 1996, est traduit en 33 langues.

Entretien réalisé à l’occasion du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin (le 9 novembre 1989), par Katerina Markelova, Courrier de l’UNESCO.

Vous étiez jeune quand le Président Mikhaïl Gorbatchev a commencé sa perestroïka. Avez-vous ressenti les limites imposées par le régime soviétique ?

À cette époque et à cet âge, je ne pensais pas aux limites. Il existait tout simplement certaines règles qu’il valait mieux ne pas transgresser. Étudiant, j’écrivais de petites nouvelles teintées d’humour noir que je distribuais à la faculté [Institut pédagogique des langues étrangères de Kiev]. Ce qui m’a valu une convocation du KGB [Comité pour la Sécurité de l'État]. Une fois, quelqu’un m’avait même confié qui parmi mes connaissances écrivait des lettres de délation sur moi. Le mouchardage était très courant et comme une sorte de norme. Néanmoins tout ce qui se passait à l’époque, je ne le définirais pas comme « limites imposées par le régime ».

L’univers de vos romans semble souvent virtuel et nombre de vos personnages sont des animaux. Le pingouin, par exemple. Est-ce que c’est un moyen d’exprimer vos réflexions sur la société sans nommer les choses par leur vrai nom ?

Effectivement, je pense qu’inconsciemment, à l’époque soviétique, j’écrivais ainsi pour qu’on ne puisse pas m’accuser de quoique ce soit. En revanche, à partir des années 1990, les lieux d’action de mes romans se concrétisent, c’est tantôt Kiev, tantôt l’Ukraine et la Russie, tantôt le Kazakhstan.

Les pingouins se sont imposés à moi, parce qu’ils me rappelaient fortement les Soviétiques. Ce sont des animaux qui vivent en groupe. Un individu isolé ne survit pas, il perd le sens de l’orientation. Le groupe, quant à lui, possède une conscience collective. Chaque nouvelle génération marche sur les sentiers de la précédente. Chez ces animaux tout est programmé et ils ne fonctionnent selon ce programme que lorsqu’ils sont ensemble. Si on met un pingouin sur une île déserte, le programme s’arrête.

En 1991 avec l’éclatement de l’Union soviétique et la disparition de l’hégémonie du parti communiste, le programme selon lequel vivait collectivement le peuple soviétique a disparu également. Chaque individu s’est retrouvé seul et désorienté. Il devait s’accommoder à la nouvelle vie, à l’autonomie, comme il pouvait.


eclairage02_250.jpg

Qu’avez-vous pensé de la pérestroïka ? Imaginiez-vous un tel dénouement?

J’ai accueilli Gorbatchev avec joie. Il y avait un pressentiment de grands changements. Andropov était mort, Tchernenko aussi, et à leur place avait émergé un jeune Gorbatchev plein de promesses d’avenir. À peu près à la même époque j’ai pu publier mes premières nouvelles, qui avaient été refusées auparavant. Je me souviens que la science-fiction, par exemple, jusque-là publiée au compte-goutte a commencé à proliférer. Cela signifiait qu’on avait, d’une certaine façon, un peu plus le droit de rêver. Alors tout le monde s’était mis à croire que la vie allait devenir meilleure. Moi aussi.
L’affaiblissement de la mainmise de l’État était manifeste, mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’il mènerait à l’éclatement de l’Union soviétique. Puis, quand l’effondrement a débuté, il y a eu d’abord la crise économique – les magasins vides, la dépréciation du rouble – puis la décomposition tout court et la séparation de l’Ukraine de l’URSS. C’est à ce moment-là que j’avais commencé à éprouver des sentiments mitigés. En même temps, je me disais que mettre de l’ordre dans un petit pays serait plus facile que dans un grand. Je ne sais pas pourquoi, mais j’imaginais que l’Ukraine allait vite se mettre sur orbite normale. Mais… cela ne s’est pas fait.

Comment avez-vous réagi à la chute du mur de Berlin?

Dans un premier temps, j’étais ahuri ! J’avais peur que ça finisse mal. Je me souviens, juste avant la chute du mur, la Hongrie avait ouvert sa frontière avec la République démocratique allemande (RDA) et des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est s’y étaient engouffrés, pour rejoindre la République fédérale d'Allemagne. C’étaient des moments où l’avenir paraissait instable. Peut-être, inconsciemment, j’avais peur que cela ne déclenche une troisième guerre mondiale. Mais cette appréhension s’est vite dissipée. Nous pouvions suivre régulièrement les événements à la télévision et il était devenu clair que le système politique de la RDA était en train de s’écrouler. Et comme il était beaucoup plus solide que le système soviétique ou polonais, il était évident qu’une époque nouvelle s’approchait.

Comment évolue la société des pays post-soviétiques et, en particulier, la société ukrainienne depuis que le rideau de fer est tombé ?

Dans beaucoup de mes romans je décris comment en 1991, la vie a pris le dessus sur l’homme. Je veux dire par là que les règles de vie, jusque-là universellement admises dans ces sociétés, ayant disparu, l’homme s’est retrouvé ballotté par les vagues du destin. D’un côté, la plupart des retraités nostalgiques de l’Union soviétique, ne voulaient et ne pouvaient pas s’adapter à la nouvelle époque. De l’autre côté, les gens de ma génération se lançaient subitement dans des activités pour lesquelles ils n’étaient pas préparés. La vie poussait les uns vers le petit commerce et les autres vers la criminalité. Par exemple, j’avais un camarade de classe qui était bon élève et qui voulait devenir chimiste. D’un seul coup, il s’est retrouvé courtier de banque. Il travaillait avec de l’argent de provenance obscure et ça lui a valu cinq ans de prison. C’est différent pour la nouvelle génération, née après 1985. Les jeunes ont une autre mentalité puisqu’ils n’ont pas connu la souffrance de la rupture politique et sociale.

Tout cela pour dire qu’un pays en construction représente les mêmes dangers pour sa population qu’un chantier de bâtiment pour des enfants laissés sans surveillance. Les gens tombent, se cognent, se meurtrissent constamment, détruisent leur destin.

Par ailleurs, il y a eu une légitimation de l’immoralité dans la politique. En d’autres termes : si tu acceptes d’être malhonnête, corrompu, etc., deviens député. La politique a été réduite à une sale affaire dans beaucoup de pays. On peut dire que les gens vont faire de la politique pour s’enrichir et non pas pour construire l’État. C’est la raison pour laquelle l’État demeure comme inachevé. Cet « inachèvement » de l’État est ressenti encore aujourd’hui en Ukraine, bien qu’avec moins de violence. Le temps du partage du pouvoir entre gangsters est révolu : les truands intelligents se tournent vers la criminalité économique.


eclairage03_250.jpg

Qu’avez-vous fait au moment de la révolution orange, qui a débuté en Ukraine en novembre 2004?

Je m’y suis engagé activement : j’avais passé trois semaines à Maïdan [place centrale de Kiev], donnant des interviews qui passaient en direct en Espagne, au Canada, en Allemagne et en Angleterre. Avec mes amis écrivains, nous avons organisé des débats ouverts dans la librairie Nautchnaïa mysl [La pensée scientifique] au centre ville, où étaient venus se réchauffer les partisans de Ianoukovitch comme ceux de Iouchtchenko. Je ne regrette pas de l’avoir fait. En tout cas, ce qu’on a aujourd’hui est mieux que ce qu’on avait avant la révolution orange, d’un point de vue politique et moral. Même si presque tous les acteurs de la révolution sont désenchantés, car ils s’attendaient à mieux.

Quels sont les atouts de la démocratie dans les pays post-soviétiques et quelles sont ses faiblesses ?

L’existence d’un pluralisme politique est révélatrice d’une démocratie. Mais notre démocratie est plus symbolique que réelle, parce que derrière les partis politiques, on ne voit aucun programme idéologique. Ces partis ne sont rien d’autre que des groupes de représentants du secteur économique réunis autours d’intérêts communs, qui se baptisent libéraux ou autres. Parfois, j’ai l’impression qu’en Ukraine il y a malgré tout plus de démocratie qu’en Russie. Mais d’un autre côté, quand dans un pays les lois ne sont pas appliquées, quand il manque de nombreux règlements que personne ne s’empresse d’instaurer, on a des raisons de douter de la validité de son régime démocratique. Cela dit, le fait est que nous avons une certaine liberté de la presse et que la population peut, si elle veut, s’investir dans toutes les actions politiques. C'est déjà un grand progrès.


Europe and North America Latin America and the Caribbean Africa Arab States Asia Pacific